SDF de nos rues, quelles sont leurs histoires ?

Thème élu avec 81% des votes fin novembre. Cet article de fond se compose en deux parties distinctes. La première partie raconte les différentes histoires des sans domicile fixe (SDF) à Grenoble. La deuxième partie évoque des solutions pour agir en tant que citoyen·ne.

Johanna, Christophe, Stéphanie, Lucciano, Jules, Laurent, Georges, Diego, René, Messaouda, Isabelle… Ils connaissent, ou ont connu, le monde de la rue. L’avertY les a rencontrés lors d’une maraude avec Help SDF Grenoble, au Noël du Samu social au Jardin de Ville, lors de l’Assemblée Générale du Parlons-en, ou encore au repas annuel offert par Pierre Pavy au restaurant Le 5. Il n’y a pas d’histoire type. Chacun·e a ses raisons d’être dans la rue, d’y vivre, de dormir sous une tente, ou dans un hébergement temporaire.

La quête spirituelle de Johanna

Nous sommes devant la gare, un jeudi soir, peu après 20h, avec deux personnes du collectif Help SDF Grenoble. Elles ont amené des boissons chaudes, des vêtements, des pâtisseries et pains invendus récupérés dans une boulangerie. Christophe, Stéphanie et Johanna sont autour de ce banc tout neuf, en bois, proche des rails du tram. Stéphanie cherche des vêtements dans la grosse valise. Christophe boit une bière en canette. Johanna, elle, prend un café et se roule une clope. En discutant avec elle, j’apprends qu’elle voyage de “sanctuaire en sanctuaire”, en tant que pèlerin. Ses arrêts dans un même lieu ne durent jamais trop longtemps. De quelques heures à quelques jours. Elle veut rencontrer du monde. Ses voyages se font en stop, en bus, ou en train quand on lui paye le déplacement. Si elle préfère visiter le sud de la France, cela lui arrive aussi d’aller en Italie où elle s’est mise à parler un peu la langue pour se faire comprendre. Parfois, elle repasse par Lille voir sa famille. En ce qui concerne Grenoble, elle y passe plus souvent qu’ailleurs. Son contact dans la rue semble bien se passer avec les habitants. Une dame l’a récemment hébergée à Gap, et lui a payé le train jusqu’ici. Une autre lui a offert ses gants, qu’elle venait pourtant d’acheter. Ce choix de voyager, c’est sa ligne directrice de vie. Derrière cette histoire, que s’est-il passé dans la vie de Johanna ? On ne pourra pas le savoir en une seule rencontre. Elle se rappelle qu’à ses 12 ans, elle préférait discuter avec les personnes qui traînaient devant l’église, plutôt que d’assister à la messe. Elle se faisait reprendre par sa mère, sans vraiment comprendre pourquoi. Cela fait 6 mois qu’elle voyage comme pèlerin. Ce soir-là, elle ira dormir sous tente vers la Bastille, avec Christophe et/ou Stéphanie. Les températures de ce 13 décembre étaient négatives.

Laurent, emprunt de liberté

Ce mardi, il est assis à une table avec quatre autres hommes au restaurant Le 5. Depuis plusieurs années, le restaurateur Pierre Pavy y organise une fois par an un repas de Noël, pour les personnes précaires. Elles devaient initialement récupérer un ticket auprès de l’association Accueil SDF. Même sans ticket, certaines personnes ont été reçues. Le restaurant est bien chauffé, et donne un cadre très sécurisant pour les personnes accueillies.

Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un comme Laurent parmi les personnes sans domicile fixe. D’apparence jeune, malgré une calvitie bien présente, avec des cheveux très bouclés. C’est un solitaire. Il vit depuis 4 ans et demi, sous sa tente, en bivouac. Tous les soirs, il plante sa tente et la démonte dès l’aube. Les riverains ont peu de chance de le croiser ou de le repérer, car il change souvent de lieu. Il avoue quand même avoir ses petites habitudes à Gières. Pour lui, c’est un coin de l’agglomération plus tranquille, loin de toute violence. Très sociable, il raconte son choix de vivre en totale liberté. Sans développer, il explique qu’il est très engagé dans ses relations, et qu’il ne veut pas faire subir ça à son entourage. Dans le restaurant, les bénévoles coiffés d’un bonnet rouge et blanc de Noël s’activent pour faire le service. Après une soupe en entrée, un gratin dauphinois est servi avec de la viande. Laurent signale alors qu’il n’en mange pas. Sa demande a été prise en compte, sans sourciller, avec le sourire.

Gratin dauphinois sans viande pour Laurent.

En journée, Laurent passe son temps à lire dans les bibliothèques. Il préfère celles du campus, et peut y passer 7 heures par jour. Il continue de suivre l’actualité grâce à son poste radio, même si en ce moment il n’a plus de piles. “Secret d’infos”, diffusée le samedi à 13h20 sur France Inter, est une émission qu’il apprécie particulièrement. Côté presse écrite, il achète et lit Le Postillon, un média local qui ne mâche pas ses mots. La discussion avec lui autour de ma démarche de journaliste est passionnante, comme cela peut l’être avec un ami, ou avec n’importe qui s’intéressant de près aux médias. Sa ligne directrice de vie, c’est la liberté. Ce jour-là, il n’était pas seul, entouré des 107 autres personnes qui ont pu manger un bon repas, bien installées, et au chaud.

Georges, la justice jusqu’au bout

Parmi ces autres personnes présentes au restaurant, il y a Georges, 65 ans. À sa table, ils sont quatre hommes. En face de lui, je reconnais et salue à nouveau Christophe, rencontré avec Johanna la semaine précédente, mais aussi lors du Noël de la rue, organisé au Jardin de Ville par l’association Vinci. Georges est beaucoup plus méfiant, et moins à l’aise que les autres personnes que j’ai rencontrées dans le restaurant. Même ici, il se méfie de possibles vols. Il voulait bien raconter son histoire, mais préférait le faire en privé. Dehors, le soleil brille. À la suite du repas, nous nous installons sur les grandes marches du musée de Grenoble. Pour lui, ce sont des sentiments d’injustice et de trahison qui ont rythmé sa vie depuis 28 ans. À cette époque, il travaillait pour l’entreprise Seb. Son histoire n’est pas très claire, mais deux choses sont sûres : il a perdu son travail et a divorcé. Il ne s’est pas senti soutenu par sa famille. Il m’expliquait que son frère venait le “harceler”, sans plus de détails. Depuis, il vit principalement seul. Encore récemment, il habitait dans son logement du Nord-Isère, entre Vienne et Bourgoin-Jallieu. Un procès en appel l’a amené jusqu’à Grenoble. Est-ce qu’on l’a expulsé de son logement pour non-paiement de loyers ? Quelle est la condamnation formulée par la justice ? Les informations restent incomplètes lors de notre discussion. J’apprends tout de même que son avocat commis d’office n’avait tenu que 15 jours avant de se rétracter. La fracture avec la société est bien là. Georges n’a plus confiance dans les institutions. Il garde quand même une volonté de justice très forte, continue d’écrire à la préfecture, au Département, à la Région. Même face à l’absence de réponses, “je ne lâcherai jamais”, dit-il. Pour lui, c’est ça ou la mort.

Dans la rue depuis 4 mois, il passe par le réseau de bibliothèques pour écrire ses lettres. Un combat qui lui coûte un peu d’argent. Le reste du temps, Georges se cultive en allant à des expositions culturelles. Il part en montagne aussi pour s’aérer l’esprit. Il connaît bien les accueils de jour de Grenoble, et peut manger trois repas par jour. Sa petite astuce ? Le petit-déjeuner du Secours Catholique est plus copieux que celui proposé par Accueil SDF à la Maison des Habitants (MDH) Centre Ville de Grenoble (dit “Vieux Temple”). Il ne fait pas la manche mais revend des tickets restaurants. Il n’en a utilisé pour lui qu’en été, lorsque les accueils de jour ont fermé. Comme avec Johanna, la discussion est difficile à rompre.

René, habitué du repas de Noël du restaurant Le 5, entouré par deux bénévoles.

Paroles d’ancien·ne·s

Des projets de vie parmi les sans domicile fixe, il y en a plus qu’on ne croit. Diego, lui aussi présent au repas annuel du 5, veut aller vivre en Auvergne. Son idéal de vie, c’est le style “cow-boy”. Avec son look, chapeau et cuir, barbichette blanche, on ne peut pas se tromper. Une personne de la table lui lance “et tu as garé ton cheval dehors ?”. Non, mais il est passionné de moto. Il sait conduire des tracteurs. Il se projette bien pour travailler dans une ferme. Là encore, il semble que ce soit un problème avec sa femme qui ait bouleversé sa vie. Pour Kamel, ex-SDF rencontré au Noël de la rue du Jardin de Ville, son projet à l’époque était très clair : travailler en France pour “changer d’air”. Pourquoi en France ? Parce qu’il parlait déjà français. Ce Belge de naissance s’est d’abord dirigé à Marseille, avant de migrer à Grenoble, un mois plus tard. Un ami lui a certifié que ce serait plus facile ici. Alors qu’il pouvait bénéficier d’une place en foyer à Marseille, Kamel n’obtient rien du numéro d’hébergement d’urgence, le 115, et se retrouve à dormir sous tente à Grenoble. Tout en continuant à chercher du travail. C’est grâce au financement d’une habilitation électrique par Pôle Emploi qu’il trouve du travail en intérim. Mais ça ne suffit pas pour trouver un logement stable.

“Je travaillais, je dormais dehors. Et ça, c’était le plus dur. Pour se laver, pour manger, c’est compliqué. Je me lavais dans les fontaines. Quand on termine de travailler, on ne sait pas où aller.” — Kamel

Le système social et associatif de Grenoble n’a pas prévu d’accueils adaptés pour les personnes qui travaillent le soir jusqu’à 19h ou 20h. Accepté au Centre d’Accueil Intercommunal à Grenoble le 18 septembre 2017, on lui propose tout de même de lui garder des repas le soir. Kamel préfère se débrouiller seul et manger dehors. “Je ne veux pas profiter du système. C’est ma personnalité à moi, je suis comme ça.” Entre-temps, il passe une autre formation avec Pôle Emploi, en fibre optique, et se fait embaucher en CDI dans la foulée. Il passe tout de même 9 mois dans le centre d’hébergement d’urgence, et accepte le premier logement qu’on lui propose. Aujourd’hui, il est bénévole pour l’association Vinci, qui va à la rencontre des personnes à la rue toute l’année.

“On m’a aidé, j’ai envie d’aider les autres. Vu la misère qu’il y a, si je peux donner du mien, je donne du mien.” — Kamel

Après plusieurs mois ou plusieurs années dans la rue, Isabelle et Messaouda ont, elles aussi, quitté la rue. Présentes lors de l’Assemblée Générale du Parlons-en à Cap Berriat samedi 15 décembre, elles témoignent en interviews vidéo de leur histoire, et plus largement, de la vie à la rue aujourd’hui.

Avec et sans RSA

Une autre personne rencontrée à l’espace de débats Parlons-en me racontait qu’on pouvait assez bien vivre à la rue avec un RSA. Sans loyer, et sans consommation de drogue ou alcool, il n’y a plus beaucoup de frais. Comme exemple, cet intermittent de la rue me raconte qu’il a pu s’acheter un groupe électrogène d’occasion à 100€. Christophe, cité précédemment, vit lui aussi grâce au RSA. C’est par La Poste qu’il peut retirer son argent. Il y a environ deux mois, il a pu faire sa nouvelle carte d’identité. Cette annonce sonne comme un soulagement. Il m’explique qu’il peut ainsi retirer de l’argent à La Poste à Grenoble en présentant sa carte. Autrement, il doit retourner à Chambéry, là où il a fait sa démarche de RSA. Pour lui, Chambéry “ce n’est plus pareil” depuis que la police lui a demandé de quitter le parc où il dormait régulièrement. Originaire de Bourges, il vit à la rue depuis ses 18 ans. Coiffé d’une casquette, plusieurs dents en moins, très souriant, il m’affirme avoir 42 ans, alors qu’on lui en donnerait 30, au plus. Au repas organisé par le restaurateur Pierre Pavy, il explique que les personnes de la rue se connaissent toutes. Il suffit de deux ou trois mois pour savoir comment fonctionne chaque groupe. Sur les trois rencontres avec lui, il buvait à deux reprises une canette de bière 8.6.

Les étrangers, eux, n’ont pas droit au RSA. Actuellement, deux familles vivent sous tente et abri de fortune sous le pont du train, proche de l’arrêt de tram Saint-Bruno à Grenoble. J’ai l’occasion de discuter avec Lucciano, 26 ans, lors de la maraude avec Help SDF Grenoble. Parmi la quinzaine de personnes présentes pour manger quelques viennoiseries, ou prendre une boisson chaude, c’est le seul qui parle un peu français. C’est lui qui m’apprend que la première famille est macédonienne, et la sienne albanaise, arrivée sur place début décembre. Les deux groupes vivent côte à côte, mais sont bien distincts. Deux garçons de moins de 10 ans sont présents. Une illustration du témoignage de Nicole Pellerin, secrétaire de l’association Vinci, qui dénombre entre 250 et 300 enfants rencontrés dans les maraudes chaque mois à Grenoble.

“Je n’ose pas imaginer le chiffre dans la France entière. Ce sont des enfants parfois scolarisés, mais qui malgré tout restent à la rue. Ce qui nous révolte d’autant plus, car cela veut dire qu’ils ont été identifiés par leur mairie, qu’ils sont connus sur le plan scolaire. En tant que bénévole, quelle que soit la maturité qu’on ait dans les maraudes, c’est quelque chose de très difficile à vivre que de laisser un enfant dans la rue”. — Nicole Pellerin.

Le même soir, je croise Jules, Camerounais. Il faisait partie d’un groupe plus grand en journée, mais le soir, chacun se met en quête d’un logement en solitaire. Pour cette nuit, il va essayer de trouver un compatriote qui pourra l’héberger.


Comment réagir, agir ?

En participant aux maraudes, son regard sur la précarité peut changer. En groupe, il y a deux approches à Grenoble. Celle, plus structurée, de l’association Vinci — Samu social de Grenoble avec une réunion d’accueil, et des équipes de trois personnes fixes. Il suffit de les contacter via leur site web. Celle, plus débrouillarde, du collectif Help SDF Grenoble, géré via le réseau social Facebook. La prise de contact peut-être plus hasardeuse, mais des équipes tournent presque chaque soir en semaine. Les membres du collectif s’organisent ensuite par conversation de groupe sur l’application Messenger. Les initiatives des membres permettent de récupérer des dons. À l’image de cette collecte de vêtements réalisée dans une école aux Avenières dans le Nord-Isère. L’école n’avait pas réfléchi à quelle association transmettre les dons. Une bénévole du collectif a récupéré et stocké chez elle les dons, et les redistribue sur Grenoble dès que possible. De manière générale, les structures cherchent régulièrement de nouveaux bénévoles.

Une autre approche, plus directe encore, est mise en avant par l’association Entourage. À son échelle individuelle, elle explique les gestes simples que l’on peut faire lorsqu’on croise un sans-domicile dans la rue.

En plus de ces vidéos ludiques, l’association a développé une application web pour proposer des actions citoyennes auprès des précaires de l’agglomération grenobloise. L’application fonctionne aussi dans l’autre sens. Les précaires peuvent aussi demander des services. C’était le cas de David à Grenoble, qui avait besoin de faire garder ses chiens. Actuellement, le réseau Entourage cherche un nouveau souffle localement, et tente de recruter des bénévoles “ambassadeurs”, aux rôles distincts : animateurs, amplificateurs et modérateurs. Faire vivre la solidarité à travers le numérique n’est pas encore gagné. Il existe aussi depuis 2017 le site Solidarités-Grenoble de la Ville de Grenoble, qui permet déjà de recenser de nombreux points d’accueil.

De l’aide à double sens ?

“Les gens nous apportent des choses. Il faut faire pour comprendre. Vous allez rencontrer des gens dans la rue, vous allez voir leur misère, mais dans leur misère ils vont vous apporter quelque chose qui va vous faire du bien.” — Kamel

“Un sentiment… extraordinaire ? Fabuleux ? Il n’y a pas de mot.” — Nicole Pellerin, à propos des maraudes.

“Il faut ouvrir son cœur”- Isabelle du Parlons-en.

Des liens pour aller plus loin

Reportage proposé par Ludovic Chataing, journaliste pour L’avertY.
Site web : www.laverty.fr


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