#4 Regards sur la manche

Les ambiances de Léa | mardi 21 juillet | 14h30

Un après-midi de juillet, il est environ 14h30 au croisement du cours de la Libération et du boulevard Maréchal Foch. Entre la pharmacie et la banque postale, une silhouette assise se détache du paysage. Une jambe repliée sous le genou, l’autre étendue sur la chaussée, il fait la manche, saluant de la tête tout ceux qui passent à sa hauteur.

Difficile de lui donner un âge. Le visage rond, la peau mate, il porte un masque qui ne laisse voir de son expression qu’un regard souriant. De loin, on croirait un spectacle muet, un étrange jeu de mimes. Ceux qui entendent sa demande haussent les épaules, secouent la tête, les mains ouvertes, s’excusant d’une grimace gênée, l’air pressé. Les clients de la pharmacie le contourne. Il suit des yeux un petit chien qui tire sur sa laisse pour s’approcher, sans que sa propriétaire ne lui adresse un regard. Il est là, assis par terre, bien visible et pourtant. La dame au petit chien repasse devant lui quelques minutes plus tard, toujours inaccessible, derrière son masque et ses lunettes de soleil.

Une femme en talon haut ralentit, fouille dans son sac pour en sortir son portefeuille, mais passe devant lui sans un regard pour s’arrêter au guichet de retrait. Quelques minutes plus tard, une petite mamy, accroché à son cabas, prend le temps de le saluer. En rentrant des courses, une voisine les bras chargés, s’arrête pour déposer une pièce dans son gobelet de carton. Comment ignorer quelqu’un qu’on voit tous les jours ? Cette présence est-elle devenue familière, comme un voisin souriant et sympathique ?

Carrefour Foch-Libération.

Au rythme des feux rouges, le ballet incessant de la circulation s’ajoute à la chaleur. Bien qu’assis à l’ombre des bâtiments les heures doivent sembler longues sur le carrefour. C’est alors qu’un homme âgé vient s’installer sur un banc, quelques mètres devant lui. Le regard dans la même direction, les deux hommes dessinent un étrange parallèle, tous deux comme figés hors du temps, spectateurs au milieu de cette cohue. Sont-ils finalement si différents ? L’un sur un banc, l’autre assis par terre ?

15h10 — Rue Pierre Termier

De l’autre côté du carrefour, devant le Monoprix à l’angle de la rue Pierre Termier, on retrouve la petite mamy de la pharmacie. Toujours cramponnée à son cabas elle s’est arrêtée pour discuter avec un autre homme qui fait la manche près des portes automatiques du magasin. À en juger par les trois bises qu’ils échangent, les deux se connaissent bien. Son attitude contraste tant avec celle des autres passants qu’elle en étonne plus d’un. Pourquoi l’ignorer semble plus admis que de s’arrêter pour échanger quelques mots ?

La silhouette fine, les cheveux attachés en queue de cheval, l’homme en question semble bien jeune, mais quelques cheveux blanc trahissent son âge. Couché près de lui, son chien lève péniblement la tête avant de la reposer sur le sac de son maître, visiblement lui aussi épuisé par cette chaleur. Une bouteille de jus de fruits et un sandwich entamé sont posés par terre, à l’ombre du mur. Ça sent le goudron chaud, les pots d’échappement et les mégots de cigarette. Le nez en l’air, à quoi songe t-il ? La rue est aussi un monde dont on espère souvent sortir. Parfois, la routine, les années qui passent, les mauvaises rencontres transforment les projets en utopie, en une histoire qu’on se raconte et se répète comme pour se donner du courage ou rassurer : “un jour, je partirai”, “la rue c’est temporaire”, “quelqu’un m’attend là-bas”. Parfois, un beau matin, oui, il est parti. Parfois, la rue le garde des années durant.

Un petit garçon sur sa draisienne manque de renverser l’écuelle du chien et sort l’homme de ses pensées. Il rassemble aussitôt ses affaires qui débordaient sur le passage et s’excuse en direction de la maman qui passe à pied devant lui, le visage fermé, les yeux rivés sur son téléphone.

15: 45 — Avenue Alsace-Lorraine

Carrefour Jaurès-Alsace Lorraine.

La silhouette est cette fois celle d’une femme, assise sur la devanture d’une compagnie d’assurance. Elle a le regard éteint, une écuelle de métal posée à ses pieds. Avec elle, trois enfants. Le plus petit n’a pas trois ans et semble dormir. Les deux autres, des filles, doivent avoir entre sept et huit ans. L’une feuillette un prospectus publicitaire tandis que l’autre chahute autour.

À deux pas d’elle, un jeune street marketeur sous sa visière en plexiglas fait des aller-retour pour stopper les passants qui vont et viennent en direction de la gare, chargés de valises et de gros sacs à dos. Sa présence et celle de la mère de famille les forcent à un périlleux exercice d’évitement, de zigzags et de regards fuyants. Tous deux demandent de l’argent et tous deux essuient surtout des refus. Pendant ce temps, sur le trottoir d’en face trois hommes en costume cravate prennent leur pose café et fument une cigarette à l’ombre d‘une banque.

16:30 — Arrêt de tram Victor-Hugo

Arrêt de tram Victor-Hugo.

Dans l’étroit passage entre la vitre de l’abri du tram et la banque, deux hommes interpellent les passants. L’un d’eux, debout au milieu du passage, n’hésite pas à suivre une dame sur quelques mètres pour entamer la conversation, mais en vain. L’autre assis sur le rebord de la banque tend un gobelet en cartons : “excusez-moi”, “bonjour”, “vous auriez un peu de monnaie”. Ils interpellent un groupe de quatre adolescents qui, embarrassés, commencent à s’éloigner avant que l’un deux ne s’arrête pour leur donner une cigarette. Au feu rouge certains observent la scène de loin et bifurquent à l’avance pour les éviter. Le malaise est palpable.

Répétant inlassablement les mêmes gestes, les mêmes phrases, la technique est bien rodée au point qu’elle rend suspicieux. Ils rétorquent à ceux qui s’excusent de ne pas avoir de monnaie qu’il y a justement un distributeur juste à côté. Une requête trop insistante qui agace et qui finit par rompre le dialogue. Qui sont ces deux hommes ? Que vont-ils vraiment faire de cet argent ?

Rues piétonnes, une zone à part

Dans le dédale des rues pavées de la vieille ville, la foule est plus familiale, touristique. Ici plus qu’ailleurs les “spots” de manche sont chers. Du parc du musée jusqu’à la place Grenette, en passant par le Jardin de Ville, c’est “le center”, “la zone”. Tous se connaissent. Chacun y a ses habitudes et surtout sa réputation. Le seul moyen de se faire une place est de savoir à qui faire confiance, rester sur ses gardes et tenir parole. Certains se décrivent comme des baroudeurs, des galériens, des marginaux. D’autres comme des accidentés de la vie, rejetés ou rejetant leur famille, la société. La liberté d’une vie sans contraintes et sans attaches ?

L’alcool et les drogues trahissent aussi l’errance, la solitude. Beaucoup ont rencontré la rue sans mesurer la bascule qui s’opérait, puis s’y sont fait un nid, un réseau, des amis et des ennemis. La galère, la fatigue, la violence, la folie, la misère aussi, tout devient une habitude. “Aller au charbon”, c’est faire la manche, la “cheum”, seul ou à plusieurs, assis sur un sac à dos, quelques pièces posées sur un vêtement grossièrement plié. Quand ça ne marche pas ils essayent debout ou tentent un trait d’humour.

Le soir, sur un banc au fond du jardin de ville, ils comptent leur manche en rapportant les histoires des uns et des autres. Bière ou cigarette à la main, parfois un détail fait monter le ton d’un coup. On entend aboyer les chiens, des clients d’une terrasse tournent la tête, jettent un regard puis reprennent leurs occupations…

Léa Bouvet, journaliste sur L’avertY.

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