Vivre la guerre à distance : l’interview d’Ekaterina.

Cette interview long format a été réalisée le vendredi 29 avril 2022 sur L’avertY suite au vote début mars des internautes où le sujet “Comment est vécu le conflit Ukraine-Russie depuis Grenoble ?” a récolté le plus de voix, à égalité avec l’article sur les femmes scientifiques (disponible ici). 

Pour commencer, est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ? Qui tu es, et ce que tu fais dans la vie.

Je m’appelle Ekaterina, je suis d’origine russe. Je suis venue en France en août 2019 pour faire mon Master. J’aimerais bien faire une thèse mais c’est compliqué de prévoir quelque chose. J’ai fait un Master en information-communication, puis j’ai décidé de changer de parcours. J’ai été acceptée en Master littérature et langues étrangères, ce que je fais pour le moment. En deuxième année. Je suis censée rendre mon mémoire à la fin de l’année, mais vu tout ce qui se passe, j’ai pris un arrêt maladie. Depuis fin février. Je serais peut-être obligée de prolonger le cursus l’année prochaine pour finir le Master.

En tant qu’étudiante, on peut donc être en arrêt maladie ?

En fait, je suis passée au service accueil handicap. Je suis considérée comme handicapée partiellement, au niveau moral ça ne se passe pas très bien. 

Est-ce que tu as déjà visité l’Ukraine ?

Oui, deux fois. J’ai visité la Crimée avant 2014 avec ma mère, plus pour se baigner. Et ensuite j’ai visité Kiev en décembre 2013, quand la révolution en Ukraine a été déclenchée. On ne savait pas. On y est allé comme touriste. J’ai vu Maïdan, j’ai vu les policiers, les personnes armées… Après ça, je me souviens début 2015 que le service de sécurité d’État russe est passé chez moi en Russie pour me poser la question : est-ce que vous avez visité Kiev ? Si j’ai bien compris, ils surveillent les personnes, les Russes, qui étaient présents à Kiev à ce moment-là.

Avant le conflit de cette année, comment as- tu vécu ces événements de 2013 à 2015 ? Est-ce que c’était bizarre ou normal ? Qu’en as-tu pensé ?

À ce moment-là, j’étais dans la ville où je suis née à Kirov. C’était super bizarre, et ça m’a fait peur parce qu’on ne sait jamais. En Russie, on ne sait jamais. Si la police vient chez toi, il faut se poser des questions. Après, je n’ai pas eu de problème, jamais. Avec l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass qui a commencé, bien sûr on avait un peu peur. Moi et ma famille. 

Le conflit Ukraine-Russie de cette année a débuté il y a déjà plus de deux mois, le 24 février 2022, suite à la décision du président russe Vladimir Poutine d’une offensive militaire contre l’Ukraine. Comment as-tu vécu cet événement ?

Très mal. Je me souviens très bien. Je me suis réveillée, j’allume mon téléphone, je vois 10 000 messages, 10 000 appels. J’ai appelé ma mère. Ma mère était en larmes. Elle m’a dit, “je ne sais pas ce qu’il va se passer pour nous. Je ne sais pas comment vivre”. Elle était en panique. La tension commençait à augmenter. Car après, j’ai appelé mon père, ma grand-mère, mes ami·e·s. Les trois premiers jours c’était l’enfer, vraiment l’enfer. C’était un choc. Personne ne s’y attendait. Même si les armées russes étaient proches, tout le monde pensait en Russie que c’était pour faire peur en Ukraine. Mais que ça puisse se transformer en guerre, non. C’était un choc. 

Est-ce que depuis tu suis l’avancée du conflit en détail jour après jour ? Après ce choc, comment as- tu réagi sur le plus long terme ?

Les premiers dix jours, j’ai vraiment suivi de près. Où est-ce qu’ils vont, où ils bombardent, où ils attaquent, où ils reculent. Après en avoir parlé avec mon psychologue, il m’a dit d’arrêter parce que ça détruit la personnalité. Maintenant, oui bien sûr je me renseigne, une ou deux fois par jour et ça suffit parce que sinon c’est trop compliqué pour le moral. En 2014, c’était mieux vécu parce qu’il n’avait pas déclaré la guerre, “l’opération militaire” comme il appelle ça. On avait quand même l’impression que c’était surréaliste, parce que l’Ukraine c’est notre peuple frère. On annexe la Crimée… personne ne comprenait. Après, bien sûr, on s’habitue à tout. Par rapport à aujourd’hui, on n’avait pas vraiment peur.  

Parmi la population russe, on a l’impression que les informations qui sont reçues ne sont pas les mêmes qu’en France. Toi qui es en France et qui est Russe, est-ce que tu as une analyse de ça ? Comment tes proches en Russie voient le conflit ? Et est-ce que tu notes un décalage ? 

Il faut dire qu’en Russie la propagande fonctionne très bien. Les gens y croient, les gens regardent beaucoup la télé. Donc la propagande se fait à travers la télé. Elle fonctionne depuis longtemps. C’est un effet cumulatif. Ils ont peur de voir la vérité et préfèrent regarder ce que dit la télé. Pour se protéger, peut-être. Par rapport à ma mère, à mes proches, ils sont contre tout ça. Ne sont pas d’accord avec ça. Mes parents ne regardent pas la télé. 

Ils s’informent comment ?

Tout en ligne. L’État a rendu ça super difficile. Il y a une liste en Russie, de médias “agents étrangers”, je ne sais pas comment traduire, qui sont financés par les acteurs étrangers. C’est un peu comme les ennemis du peuple dans l’Union soviétique. Les médias dans cette liste, les médias d’opposition, sont bloqués. Donc pour avoir l’accès, il faut un VPN. Je sais que ma mère utilise un VPN. Sinon pas mal de médias d’opposition ont été fermés, les journalistes ont été obligés de partir. En France, je sais qu’il y a des journalistes d’opposition qui sont venus.

Il y a aussi Instagram qui a été restreint d’accès en Russie le 11 mars.

Instagram et Facebook. Il faut avoir un VPN.

Tes amies continuent d’y aller avec un VPN ?

Oui.

Est-ce que tu as des nouvelles de tes ami·e·s en Russie ? Est-ce que tu connais des gens qui sont témoins de l’activité militaire ? Ou bien ça ne change rien à leur quotidien ? Il y aussi l’empêchement de manifester…

Tu ne peux pas, c’est super dangereux. Tu ne risques pas seulement d’être emprisonné, tu risques de devenir handicapé. Les policiers sont agressifs en Russie. Ma copine m’a raconté qu’elle connaît des femmes, dont leur fils font la guerre en Ukraine. Cela paraît super bizarre, mais il y a deux types de mères : des super inquiètes qui disent “je ne sais pas où il est”, et d’autres qui disent “ils se battent pour nous, contre les nazis. S’il meurt, il meurt pour la patrie”, donc ça va. C’est assez choquant. 

Pour toi, au quotidien, qu’est-ce que ça change qu’il y ait la guerre en Ukraine ? Tu as dis que tu étais en arrêt maladie…

Pour les études, j’ai dû arrêter parce que je ne peux plus me concentrer. Je ne peux plus travailler. J’ai vu un médecin. Ça m’oblige à prolonger mon cursus. Toutes les sanctions contre la Russie, c’est nous qui subissons, c’est pas le président Poutine. 

Lesquelles ?

Tout ce qui est financier. Depuis que Visa et MasterCard ont été arrêtés en Russie, je ne peux plus utiliser mes cartes russes. J’en ai quatre, et à chaque fois c’est refus. 

C’est arrivé quand ?

À partir du 11 mars, début mars. Ça a été bloqué direct.

Comment tu te débrouilles, du coup ?

J’ai une carte française. Heureusement, j’avais un peu de sous. Avant la guerre, je travaillais en ligne aussi pour “Le Média” russe. Je rédigeais les textes en ligne. Depuis le début, mon employeur m’a appelé pour me dire que c’était fini, “on ne peut plus te payer parce qu’on a perdu de l’argent”, à cause des sanctions. Ils ont gelé les transactions financières. Il a perdu au moins la moitié de son argent. Donc j’ai perdu mon travail. En Russie les cartes fonctionnent parce que c’est la banque centrale qui assure le fonctionnement des cartes Visa, MasterCard. Mais pour les Russes à l’étranger comme moi, rien ne fonctionne. 

C’est bizarre parce que les sanctions ont visé le pouvoir, le gouvernement, mais ils visent des gens déjà obligés de fuir la guerre à l’étranger, qui sont contre, qui protestent. 

Quelles sont les autres contraintes que tu as vécues ?

La russophobie. Des fois, j’hésite à parler russe, surtout quand je vois qu’il y a des Ukrainiens. Par exemple, je suis allé à la messe à l’église orthodoxe grecque, et en sortant de l’église il y avait des ukrainiens installés devant l’entrée. Ils ont vendu des roses en disant qu’ils vont donner cet argent là aux réfugiés. Ils avaient des drapeaux ukrainiens donc c’était assez évident. 

Avant ça, tu as parlé avec des Ukrainiens ?

Oui, j’ai un ami ukrainien, ici en France. Il est super gentil, je l’aime bien. Mais en mars, j’ai décidé de prendre un peu de recul parce que, oui, il était envahi par les émotions. Des fois, il est assez agressif par rapport aux Russes en général, ce qui me gêne. 

J’ai eu la situation de la russophobie de l’autre côté. Dans la résidence universitaire où j’habite, je connais un étudiant qui est Franco-Russe. Son père est Français. Sa mère est Russe. Il a deux passeports aussi. Lui, il m’a vraiment insulté parce que je suis contre la guerre et qu’il est pro Poutine. Il m’a insulté à mort.

Qu’est-ce que tu as pu faire suite à ça ?

J’ai signalé à l’université, à la cellule anti-discrimination et harcèlement. Mais je n’ai pas de retour. Parce que ça s’est passé dans les résidences Crous.

Tu le croises encore ?

Oui, je le croise mais on ne parle pas.

Est-ce que tu subis d’autres choses ?

Non, en général les Français sont super gentils avec moi. Au moins ceux que je connais. Ils me soutiennent. Quand tu passes dans la rue, ils ne peuvent pas savoir si je suis Russe ou pas. Je voulais même aider les réfugiés, parce qu’ils ne parlent pas Français. Comme je parle Russe, moi je pourrais les aider, mais j’en ai parlé avec mon psychologue et m’a dit que peut-être ce n’est pas la meilleure idée maintenant.

Est-ce que c’est possible de revoir ta famille prochainement ?

Pas vraiment. Ce qui est vraiment pénible, c’est que je ne suis pas retourné en Russie depuis 2019, avec le Covid, le premier confinement, le deuxième, etc. Maintenant c’est la guerre, l’espace aérien européen est fermé pour les Russes. Il faut passer soit par la Turquie, ou l’Azerbaïdjan. C’est super long, c’est super cher et c’est assez dangereux. Donc je n’ai pas vraiment d’idée de comment aller voir ma mère. 

Vous en avez parlé avec ta mère ? Est-ce que toi tu voudrais plutôt revenir en Russie dès que possible ou est-ce que tu envisages de rester là un peu plus longtemps après les études ? 

Je veux faire une thèse. Je voudrais bien que ma mère puisse venir en France, mais c’est aussi pas évident parce que l’ambassade française en Russie ne donne pas forcément de visa dans la situation actuelle.

Est-ce que tu as déjà participé aux élections en Russie ? Est-ce que Vladimir Poutine va se maintenir au pouvoir d’après toi ? Quelle est ta vision du chef d’État ?

Je peux dire que je n’ai jamais voté pour Vladimir Poutine. Jamais. Ni pour le parti qu’il représente, la Russie unie. Je pense que maintenant, lui, il est piégé. Il ne peut pas partir. Même s’il veut, je ne vois pas. S’il part, il n’est pas sécurisé. Je pense qu’il va essayer de rester jusqu’à la mort. Je ne vois aucune option, vraiment. 

Est-ce que jusqu’ici les résultats des élections ont été respectés ? Comment tu analyses qu’il puisse rester encore et encore ? Il a fait en sorte de changer la constitution pour pouvoir éventuellement se trouver un rôle à la suite de son mandat, censé se terminer en 2024. Est-ce que tu as un espoir que ça évolue ?

Non, je n’ai pas d’espoir, surtout dans le contexte actuel. Par rapport aux élections : oui, il y a des fraudes. Mais je pense que même sans les fraudes, il gagne. Encore une fois, la propagande marche très bien. Les gens regardent la télé, pensent que c’est le meilleur président, qu’il nous protège contre les nazis. Qu’il faut répéter le scénario de 1945, quand on a gagné contre les nazis. 

Le 9 mai c’est une fête nationale russe ? 

Oui c’est comme le 8 mai en France, nous c’est le 9 mai. C’est le jour de la victoire contre les nazis. 

D’après ce que j’ai lu, l’offensive russe dans le Donbass a pour but d’obtenir des images, des preuves que la mission est accomplie pour libérer le Donbass. Tu penses qu’elle va se passer comment cette fête cette année ? Qu’est-ce que tu peux nous dire sur cette fête ?

Il y a une grande parade militaire sur la place rouge où le président et tous les ministres sont présents. C’est vraiment comme le 14 juillet en France, je pense. Oui c’est la fête la plus patriotique. Poutine l’adore cette fête. On a des hélicoptères, des avions qui chassent les nuages pour qu’il ne pleuve pas. Pour qu’il fasse beau sur la place rouge, et ça coûte super cher ! Mais c’est vrai. Dans le contexte actuel, ce n’est pas possible de faire la fête. Pour moi non. Mais pour eux, oui, c’est montrer le patriotisme. On verra. Tous se demandent comment va se passer le 9 mai. On ne sait pas trop.

Est-ce que tu veux rajouter un petit mot de la fin ? Quelque chose qu’on n’aurait pas dit et que tu aurais envie de dire ?

Je voulais mentionner un truc. Ils ont choisi le symbole Z, comme le symbole de la guerre. Si j’ai bien compris, ce sont les symboles des chars de l’armée de terre. Les médias de la propagande choisissent ça comme symbole de la victoire contre le nazisme. Ma mère raconte qu’ils mettent ce Z partout : sur les bâtiments, les transports, même dans les magasins “Nous sommes avec nos militaires”. Ça énerve ma mère, très angoissée par ça. C’est grave quand même.

Interview réalisée par Ludovic Chataing.

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