Plaisir et exigence, gages de raccrochage scolaire au Clépt

Sujet élu le 2 mai avec 51% des votes | rejoindre les 111 abonné·e·s
Débriefing de l’article mercredi 9 juin à 18h, plus d’infos.

Au Clépt, la relation entre élèves et profs se veut plus équilibrée et moins verticale, ce qui passe notamment par le tutoiement.

Le Collège-lycée élitaire pour tous (Clépt) de Grenoble est un établissement public pionnier en France : créé en 2000, il accueille des élèves de 15 à 23 ans, “décrocheurs” depuis plus de six mois qui ont souhaité reprendre leur scolarité. Loin d’une fatalité, le parcours de ces jeunes témoigne de la nécessité d’un environnement à l’écoute pour pouvoir raccrocher.

Une porte bleue au pied de la galerie de l’Arlequin. Presque invisible sans le panneau à côté : “C.L.E.P.T.” en grosses lettres, “Collège Lycée Elitaire Pour Tous (annexe Lycée Mounier)” en plus petites en dessous et à gauche les logos de la ville de Grenoble, de l’ancienne région Rhône-Alpes et de l’Europe. Quelques marches plus tard, un vaste couloir où se succèdent rangements de livres et affichages remplis de coupures de presse. Le tout éclairé par de larges fenêtres donnant sur l’immense parc de la Villeneuve. Nous venons de franchir le seuil de cet établissement pionnier dans la lutte contre le “décrochage” scolaire.

Au 84 galerie de l’Arlequin, à deux pas du parc de la Villeneuve.

En France, l’abandon des études concerne près de 80 000 jeunes, soit 8,2 % des effectifs. En 2010, la réduction du décrochage scolaire était l’un des cinq objectifs de la stratégie “Europe 2020”. Avec moins de 10 %, la France fait aujourd’hui figure de bon élève de l’Union. Mais à la fin des années 1990, le “produit de l’érosion scolaire” était deux à trois fois plus important. À cette époque, deux professeurs, Marie-Cécile Bloch et Bernard Gerde, alertent déjà sur le phénomène au travers de leur association La Bouture. Ce militantisme aboutit en 2000 à la création du Clépt. Vingt ans après, l’établissement accueille toujours une centaine d’élèves de 15 à 23 ans qui reviennent vers l’école après avoir “décroché” depuis plus de 6 mois. Aucun dossier scolaire n’est exigé en amont de cette reprise, mais un entretien pour envisager les motivations.

“C’est au Clépt que j’ai compris que je faisais partie des “décrocheurs”. On en discute beaucoup ici. Mais avant, je n’avais jamais entendu ce mot”, confie Aurélia, 18 ans, arrivée en février. “Pour moi, ça a commencé en 6e. Après ça a été crescendo jusqu’en 3e.” Finalement, elle décroche vraiment en octobre 2019, quelques semaines après son entrée en première de bac pro commerce. “Je voulais reprendre une autre filière, mais la responsable du lycée m’a clairement dit que je n’avais pas les capacités pour aller jusqu’au bac.”

Sur le seuil de cet établissement pionnier en France, livres et coupures de presse sont mis en avant.

“Aller en cours en pleurant”

Déscolarisée pendant plus d’un an, elle s’inscrit à la mission locale de Saint-Égrève qui lui parle du Clépt : “J’étais dans l’optique de vouloir faire une rentrée rapidement. J’avais déjà perdu un an et ça m’avait agacé. Je me sentais motivée plus que tout, je voulais prouver que moi aussi je pouvais avoir mon bac général.”

Kayla, 17 ans, est également arrivée en février après une année de décrochage, avec une histoire similaire : “En 3e, on m’a forcée dans mon orientation. On m’a mis en bac pro ASSP parce qu’on me voyait bien là. Je voyais que ça me plaisait pas. Mais les profs étaient pas du tout à l’écoute. Franchement, j’étais déprimée dès le lever, j’allais en cours en pleurant.” Elle aussi décroche peu après la rentrée avant de découvrir le Clépt par le biais d’une mission locale. Elle y démarre un mois après : “Totalement un autre monde. Maintenant, le matin je me lève, je me dis : Trop bien ! Je vais aller au Clépt, je vais apprendre des choses.

“Ici, les professeurs nous accompagnent vraiment”, poursuit Kayla. “Même à distance [avec les conditions sanitaires], ils nous envoyaient des messages pour savoir comment on allait.” Aurélia souligne également ce lien : “Si on est absent, ils vont pas en faire des caisses, mais essayer de comprendre.”

“Pour retrouver la notion de plaisir dans l’apprentissage, recréer un climat de confiance est essentiel” — Anthony Lecapre, professeur d’histoire-géographie au Clépt depuis 8 ans.

“Échanger en tant qu’humains”

Aurélia et Kayla sont dans le premier cycle du Clépt, dédié au raccrochage scolaire. Les élèves y restent entre six mois et trois ans selon le besoin, avec pour objectif la consolidation d’un certain nombre d’acquis. Et un pré-requis indispensable : “Recréer un climat de confiance est essentiel”, souligne Anthony Lecapre, professeur d’histoire-géographie dans l’établissement depuis 8 ans. “Bien souvent ces jeunes ont une image dégradée d’eux-même. Il s’agira donc de leur faire retrouver la notion de plaisir dans l’apprentissage et leur montrer qu’ils peuvent s’accrocher, tout en restant exigeant sur le contenu.”

Pour cela, le fonctionnement de l’établissement est repensé et resserré uniquement autour de l’équipe enseignante : pas de personnel de vie scolaire ou administratif, les enseignants s’acquittent seuls de ces tâches pour éviter les effets de cloisonnement. Un système de tutorat permet d’accompagner individuellement les élèves. Tous les jours, un professeur est aussi assigné “au couloir” afin d’être disponible et à l’écoute, notamment pour qui arriverait en retard ou sortirait de cours pour une raison ou une autre. Enfin, une après-midi par semaine est dédiée aux échanges entre collègues. Cette implication a un coût horaire : tout professeur du Clépt, certifié comme agrégé, est tenu de faire 27 heures hebdomadaires contre 18 dans un établissement plus “classique”.

“Ce qui se passe autour influe sur la manière d’apprendre”, témoigne Lina, 19 ans, dans une autre classe du premier cycle. “Le tutoiement, ça peut sembler rien, mais ça veut dire qu’on est en train d’échanger en tant qu’humain. C’est le côté suivi et soutien moral qui manque dans une école classique.” Le contenu des cours est lui aussi repensé : “Dans les autres écoles, les matières sont ultra-cloisonnées. Au Clépt, elles sont associées de manières complémentaires, comme la philo et les lettres.”

Aristote et Lavoisier, sciences sociales et expérimentales, scolastique, philosophie et démarche scientifique… Bienvenue dans un cours d’épistémologie.

Un enseignement emblématique du Clépt est le cours d’épistémologie, mêlant notions scientifiques et philosophiques. “Il va servir de colonne vertébrale. Faire le lien entre les différentes disciplines et développer l’esprit critique”, détaille Anthony Lecapre. “Les notions abordées vont ensuite être des fils que je vais pouvoir tirer dans mes cours d’histoire, par exemple. Montrer que le savoir ne vient pas de nulle part. Par contre, cela nécessite de recentrer l’enseignement sur un noyau dur essentiel de connaissances.”

“Une parenthèse de bien-être”

Lina espère passer en deuxième cycle à la fin de l’année, en classe de première. “J’ai repris le plaisir de revenir en cours, mais il me reste du chemin à parcourir pour raccrocher : j’ai encore des absences, même si j’en ai beaucoup moins. Et si je ne suis pas là, je rattrape.” Le second cycle au Clépt se rapproche plus d’un lycée “classique” avec un baccalauréat général en fin de parcours. Lina se voit bien continuer en fac : “J’aimerais faire un doctorat en psychiatrie. J’avais toujours eu ça en ligne de mire, mais j’avais un peu perdu l’espoir d’y arriver. Le Clépt m’a aidé à me redonner confiance pour l’avenir.”

Au-delà des singularités des parcours, la capacité retrouvée pour aller de l’avant revient dans tous les témoignages d’élèves. Celui de Cyril, 28 ans (dont neuf depuis qu’il est sorti du Clépt avec son bac en poche), les rejoint : “Entre “Clépteux”, on est tous d’accord sur ce point : ça a été une parenthèse de bien-être. On pouvait souffrir, on avait ce droit-là. On était écoutés. Il y a des valeurs, des passions, une énergie qui finissent par se coller à toi.” En fac de langues, Cyril finit néanmoins par décrocher à nouveau : “Mon impression est qu’on ne raccroche jamais vraiment. Quand tu fais un pas à côté du système, tu vas regarder et faire des choix marginaux par rapport aux autres. Sur les 70 personnes que je connais du Clépt, il y en a peut-être deux qui ont ensuite fait un parcours tout droit.” Après la fac, Cyril va s’engager comme bénévole à La Bouture, qui œuvre toujours en complément du Clépt ; puis faire de l’animation auprès d’enfants avant de finalement s’épanouir dans un café-jeux-restaurant grenoblois. “Ce côté découverte de qui je suis, ça me vient aussi du Clépt.”

Dessin de Simon Derbier : son travail est à découvrir ici.

Malgré les bons résultats du Clépt et son taux de réussite de plus de 90 % au baccalauréat 2019, l’avenir de l’établissement reste fragile. Comme en témoigne la pétition initiée par des anciens élèves l’an dernier avant que la rectrice d’académie se montre rassurante. L’année précédente, l’association La Bouture avait aussi dû licencier trois salariés pour éviter la liquidation judiciaire après des baisses de subventions. Aujourd’hui, les craintes de Marie-Cécile Bloch, désormais retraitée mais toujours active au sein de La Bouture, sont plutôt liées à la prochaine rentrée de septembre : “Une énorme vague de décrochage nous attend. D’après notre enquête auprès des chefs d’établissements, les confinements ont provoqué chez près de 80 % des élèves angoisses et quête de sens, avec le sentiment que cela ne va jamais finir. Le pire étant pour ceux qui sont arrivés en seconde sans avoir vraiment pu terminer le collège.”

Reportage et photographies Florian Espalieu.
Dessin de presse Simon Derbier.

J’ai raté un lien ?

Le CLÉPT — site du lycée.
La lutte contre le décrochage scolaire en France et le FSE — fse.gouv.fr.
Conclusions du 17 juin 2010 — Conseil Européen.
La Bouture — site de l’association.
Bac pro ASSP — page Wikipédia.
K fée des jeux — site de l’entreprise.
Madame la Rectrice, merci! — Change.org
Décrochage scolaire : obligée de licencier ses salariés, La Bouture se met en veille jusqu’en janvier 2019 — Place Gre’Net

Un commentaire vaut de l’or” — Ludovic Chataing, mai 2021.

En donnant quelques euros chaque mois, les abonné·e·s de L’avertY permettent collectivement le développement du média dans la durée et lui donnent l’occasion de grandir en toute indépendance. C’est le prix à payer pour ne voir aucune publicité, pour ne devoir aucun compte aux élu·e·s politiques pour cause de subventions, et pour pouvoir finalement lire l’information qu’on aime : libre, professionnelle et de qualité.

Si le palier en cours (99%) est rempli à la fin du mois, L’avertY pourra…

Une petite pièce svp” — Patron de presse, mai 2021.

Trois façons d’aider L’avertY
1.
Je fais un don ponctuel d’encouragement.
2.
Je prends un abonnement sur la durée, à prix libre.
3. Je fais découvrir le média à d’autres personnes intéressées.

#LaSuite

Tweet de suivi n°1 sur 5, publié le 10 juillet 2021
Tweet de suivi n°2 sur 5, publié le 31 juillet 2021
Tweet de suivi n°3 sur 5, publié le 21 septembre 2021
Tweet de suivi n°4 sur 5, publié le 19 octobre 2021

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *