Grenoble, résiliente ?

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Dérèglement climatique, pénurie énergétique, faillite financière, crise sociale… Et si tous ces événements s’enchaînaient ? Une thèse que se propose d’explorer la collapsologie, afin de trouver des solutions. Entre angoisse et volonté d’agir, L’avertY est allé à la rencontre de celles et ceux qui pensent que cet effondrement est inévitable. En se posant la question si la cuvette grenobloise serait capable de faire face à de telles catastrophes. En d’autres termes : habitons-nous dans un territoire résilient ?

L’inondation de Grenoble du 2 novembre 1859 © AMMG (Référence : 1 BIB 515)

Actuellement, je suis en pause, parce que ça déprime un peu”, prévient Mélanie*, l’air quelque peu désabusé à la mention du terme “collapsologie”. “C’est quelque chose qui m’impacte profondément.” Ce mal étrange n’est pas la dernière série à suspense du moment, ni un roman d’anticipation. Quoique… puisqu’il s’agit d’étudier la possibilité d’un effondrement de notre monde industriel actuel, et de penser ce qui pourrait lui succéder.

La théorie n’est en rien une lubie “millénariste” pour reprendre les mots de Mélanie : “C’est une notion qui me parle maintenant. Mais au début, j’ai trouvé ça nul comme concept. Depuis, je me suis renseigné, j’ai lu le bouquin “Comment tout peut s’effondrer”, et finalement, je l’ai trouvé beaucoup mieux documenté que je le pensais initialement.

Le livre en question est celui de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, sorti en 2015. Les deux chercheurs utilisent pour la première fois ce néologisme dans le sous-titre, non sans une certaine dérision : “petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes”. Selon les auteurs, la démarche doit être un “exercice transdisciplinaire […], en s’appuyant sur la raison, l’intuition et des travaux scientifiques reconnus”.

La fin (certaine) d’un certain monde

Leur thèse est que notre mode de vie n’est plus soutenable et que nous allons droit dans le mur : à la fois sur le plan social, économique et écologique. Pour preuve, notre dépendance toujours plus grande à des énergies non renouvelables telles que le pétrole et le charbon. Et le constat que l’exploitation effrénée de ces ressources détruit l’environnement, comme en témoignent les dérèglements climatiques dont nous subissons les premiers effets depuis quelques années.

Le mur vers lequel nous nous dirigeons selon eux prendrait la forme d’un délitement plus ou moins brutal de notre société. Sans en connaître les contours exacts, celui-ci pourrait par exemple ressembler à celui qu’à connu l’Union soviétique après la chute du rideau de fer, voire pire. En outre, des catastrophes pourraient s’enchaîner dans un effet domino : un ou plusieurs événements climatiques déclenchant par exemple une pénurie énergétique, se traduisant ensuite par une crise financière, puis sociale… En clair, dans un tel cadre, les États ne seraient plus capables de jouer leurs rôles et les citoyens en seraient réduits à ne compter que sur eux-mêmes.

Le cinéma Le Club et les cafés collapsologie ont proposé en décembre trois projections-débats.

Convaincu qu’il est trop tard pour éviter l’effondrement et afin d’en réduire les effets, les “collapsologues” convoquent d’autres disciplines. Dont la liste est forcément non exhaustive puisque se voulant ouverte, mais avec quelques pôles de prédilection : climatologie, écologie, économie, finance et sciences humaines comme l’anthropologie, les sciences politiques et la sociologie. La chaîne ThinkerView et ses longs entretiens (entre autres) autour de ces thématiques a acquis une certaine notoriété dans le domaine et a permis la diffusion de ces thèses.

Avec quelques publications régulièrement citées : “Comment tout peut s’effondrer” donc et les autres livres de Pablo Servigne et Raphaël Stevens ; mais aussi “Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie” de Jared Diamond, paru en 2005 ; ou le plus ancien “rapport Meadows” établi par le Massachussets Institute of Technology en 1972, à la demande du Club de Rome, et qui analysait “les limites à la croissance (dans un monde fini)”.

Angoisse, acceptation et réaction

Pour autant, malgré sa terminologie, la collapsologie ne peut pas vraiment se targuer d’être une science, mais plutôt un agrégat de réflexions. De fait, elle est l’objet de nombreuses critiques. Lors du (faux) procès de Pablo Servigne par le magazine Usbek & Rica, trois chefs d’inculpation ont ainsi été retenus : pseudo-science, défaitisme et dérive sectaire.

Mais partisans et opposants s’accordent au moins sur un point : la collapsologie ne permet pas de voir la vie en rose. “Je pense que les choses peuvent très vite s’emballer”, s’inquiète Mélanie. “Par exemple, je me demande si cela vaut le coup de faire des projets pour 2025, 2030… En fait, je suis entre l’acceptation et l’angoisse. Pourtant, je ne peux m’y résoudre, puisque je suis actuellement en train de monter mon activité professionnelle.

Nicolas Géraud a fondé les cafés collaps’ à Grenoble en octobre 2018, avec pour origine un constat qui rejoint celui de Mélanie : “Regarder ThinkerView seul n’est vraiment pas facile. D’une part, comprendre “en gros” mais sans pouvoir creuser, ni avoir un esprit critique n’est pas satisfaisant. D’autre part, regarder seul est assez toxique : ça peut rendre dépressif.

Diagnostiquer les vulnérabilités

Le besoin de partage autour de ces questions est apparemment nécessaire, puisque la première édition des cafés collaps’ réunit plus de 50 personnes. Ces réunions leur permettent de se confronter à plusieurs, avec parfois même des invités, à des raisonnements complexes s’étendant sur plusieurs domaines. Cela afin de décrypter les thèses des uns et des autres pour en saisir les failles et donc se faire en toute connaissance de cause sa propre opinion.

Nicolas Géraud et ses semblables se muent ainsi en Dr House (médecin diagnosticien de fiction, dans la série du même nom) :

­« Imagine que tu as 30 ans, et que tu as toujours vécu avec une hygiène dégueulasse : alcool, tabac, malbouffe… Un jour, tu ne te sens plus très bien et tu vas voir le médecin, qui te trouve une liste de symptômes longue comme le bras. Quel diagnostic poser ? Cela va dépendre du praticien chez qui tu es allé. » Nicolas Géraud.

La première étape va être de comprendre les points de vue des différents théoriciens renommés : “Si tu vas voir Jean-Marc Jancovici (ingénieur français), il va te parler de dépendance au pétrole. Joseph Tainter (anthropologue américain) va plutôt rechercher du côté de la structure de nos sociétés. Le diagnostic de Pablo Servigne va être un mélange des deux précédents.

Les cafés collaps’ font donc, dans un premier temps, œuvre de vulgarisation. Mais l’idée est aussi d’aller plus loin : poser un diagnostic revient à questionner les vulnérabilités, c’est-à-dire les sensibilités de notre société face à des événements plus ou moins prévisibles. Et pour cela, en faire une liste, et en évaluer la probabilité. Une fois le constat dressé, prévoir les risques face aux dégradations de notre environnement. En d’autres termes : se demander à quel point nous sommes résilients, individuellement et collectivement ; la résilience étant par définition la capacité de résistance (d’un matériau, et par extension d’un corps ou d’un système) aux chocs subis.

Du constat à la solution politique

Avec cette notion de résilience, le verre aux trois quarts vide devient rempli ainsi à 25%. Car, plutôt que de désespérer, il s’agit de trouver des solutions : “Il faut rendre le système plus rustique”, analyse Nicolas Géraud. “Ce qui nous oblige, si nous voulons être capables d’absorber les chocs futurs, à devenir une société plus solidaire, moins tournée vers des technologies complexes et plus vers le bricolage.

Avec cet éclairage, des réponses au(x) problème(s) peuvent être apportées, déjà au niveau local. D’ailleurs, comment se situe la cuvette grenobloise de ce point de vue ? “Grenoble est plutôt mieux dotée que d’autres territoires”, d’après le fondateur des cafés collaps’. “Géographiquement, nous ne sommes pas mal situés, par exemple en ce qui concerne l’accès à l’eau. Et politiquement, nous avançons sur ces questions.

La politique n’est évidemment pas bien éloignée quand il s’agit de se projeter vers l’avenir et de se demander quelle société sera viable demain. Les participants aux cafés collaps’ sont plutôt marqués à gauche, selon la perception de leur organisateur : “Je n’ai croisé personne de droite, et les socialistes sont très peu. Je dirais qu’il y a un tiers d’anarchistes, un autre d’extrême gauche et un dernier d’écologistes.

L’exposition “Résilience : architecture et mobilier urbain en transition” à la Plateforme de Grenoble.

À titre personnel, Nicolas Géraud se définit comme “anarchiste individualiste” : “Je n’aime pas du tout l’autorité, et par conséquence suis en sympathie avec les minorités. Par contre, je considère la liberté individuelle de pensée et d’expression comme cardinale, alors que d’autres sont tentés d’aller à l’encontre de cette liberté.

Un profil peu enclin à se rapprocher de parti politique. Pourtant, sans être encarté, il a été l’un des premiers signataires de l’appel “Grenoble en commun” du maire sortant. “Les écologistes en général, et les verts en particulier, n’aiment pas trop l’affichage de la collapsologie. Ce sont des théories qui font peur et qui nuisent à une stratégie politique de conquête du pouvoir. À l’inverse, je trouve qu’Éric Piolle, en tant que personne, est particulièrement sensible et bien renseigné sur ces notions. Et il me semble prêt à mener des expérimentations dans cette direction, ce qui est une nécessité pour tester des solutions.

Une politique de la résilience

Dès lors, Grenoble serait-elle en pointe en matière de collapsologie et de résilience ? “En France, aucun territoire n’est résilient en l’état actuel”, selon Antoine Back, élu municipal et organisateur de la venue de Pablo Servigne à Grenoble dans le cadre de la biennale des villes en mars 2019.

« Des procédures peuvent exister pour faire face à une catastrophe ponctuelle type Seveso ou rupture d’un barrage. Mais cela est traité comme un événement ponctuel extraordinaire dans un océan de normalité. En revanche, les territoires sont peu armés face à un enchaînement par effet domino. » Antoine Back.

Qu’est-il alors possible de faire au niveau de la ville et de l’agglomération ? Et quelles actions sont prises par les autorités locales ? Christine Garnier, élue de Grenoble et vice-présidente à la Métro, déléguée à l’habitat, au logement et à la politique foncière assure que “cette notion de résilience est un sujet très important pour la ville et pour la métropole de Grenoble, car elle pose la question de l’avenir de la ville et de notre planète”.

Christine Garnier, lors de l’inauguration de l’exposition à la Plateforme de Grenoble.

La conseillère métropolitaine liste quelques mesures sur un certain nombre de thèmes chers à la mairie écologiste : les “politiques de mobilité”, l’aide à l’isolation des logements au travers des dispositifs Mur|Mur, le “remplacement des chauffages au bois polluants par des appareils moins polluants”, la nature en ville au travers de “la trame verte et bleue”, le “soutien aux énergies renouvelables”, le Plan climat air énergie… Ce dernier avait par ailleurs été critiqué par le mouvement Alternatiba (article abonné·e·s Place Gre’Net), pourtant proche de la municipalité, lui reprochant son manque d’ambition.

Peu de détails concrets et de budgets sont mentionnés : “Il y a beaucoup d’action dans beaucoup de domaines différents. Par conséquent, il est difficile d’avoir un chiffrage.” Exception faite de l’acquisition le 20 décembre dernier par Grenoble-Alpes Métropole d’un terrain de 53 hectares dans la zone maraîchère de la Taillat sur la commune de Meylan, pour 1,3 million d’euros. Une mesure qui s’inscrit dans le cadre d’un “Projet alimentaire inter-territorial” qui vise à un double objectif : “protéger les espaces agricoles” et “relocaliser la production alimentaire”.

Pour autant, tout reste à construire : “Beaucoup de choses vont encore évoluer avec le Plan local d’urbanisme intercommunal adopté le 20 décembre”, prédit l’élue. “Probablement qu’il faudra aller beaucoup plus loin dans les années qui viennent.” Son collègue Antoine Back est, quant à lui, convaincu que “la question de la résilience sera au cœur de la campagne pour les élections municipales à venir”. Fin du monde, fin du mandat, même combat ?

Reportage, photos et vidéo de Florian Espalieu, journaliste web grenoblois.

*Le prénom a été changé après publication, suite à la demande de l’intéressée.


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