Pour la première fois, L’avertY publie une contribution journalistique ! Le sujet n’a pas été proposé au vote des internautes, il s’agit d’un reportage de terrain réalisé par Florian Espalieu, journaliste web grenoblois. Un sujet qui lui a permis d’aborder le monde agricole, dans lequel il souhaite se spécialiser. Une nouvelle plume à découvrir, à retrouver également dans le prochain mensuel suite aux votes du 30 novembre et 1er décembre.
Presque vingt ans que je suis Grenoblois. Et que j’entends parler de la noix de Grenoble. Sans vraiment m’en soucier, ni en savoir plus que ça. Ce n’est qu’en septembre dernier, en visitant pour la première fois Vinay, “capitale de la noix de Grenoble”, et son grand séchoir, que mon intérêt a grandi. Ça tombait plutôt bien : la récolte se fait à l’automne. Pour commencer sur ce sujet, j’ai proposé à un nuciculteur de le suivre pendant sa première journée de collecte de ce fruit emblématique du Dauphiné.
Le ciel est clair et l’air est frais en ce jeudi matin à Charnècles, dans le Pays voironnais (Isère). La veille, le 2 octobre, était le premier jour de récolte pour la noix de Grenoble : une date très officiellement déterminée par la commission maturité de l’Appellation, l’une des premières d’origine contrôlée (AOC) en 1938, avant d’être étendue en Appellation d’origine protégée (AOP) en 1996 et son enregistrement au niveau Européen.
Théoriquement, Luc Tirard-Gatel, nuciculteur à la Ferme du grand chemin, aurait donc pu commencer à ramasser ses fruits hier. Sauf qu’hier, c’était un peu le déluge. Et avec son frère, il a plutôt occupé sa soirée à installer au-dessus du tracteur un toit de tôle, qui le protégera de la chute des noix. Mais, avant d’aller dans les vergers, il lui reste encore à préparer et à vérifier l’ensemble des machines qui vont servir dans les prochains jours : tracteur, secoueuse, ramasseuse et chaîne de tri, de lavage et de calibrage avant séchage.
Sauf que ce matin, rien ne semble aller comme il faut. À commencer par le cardan, qui doit relier la secoueuse au tracteur, et qui est trop long : il sera raccourci rageusement à la disqueuse. Puis une fois l’attelage installé, ce sont les manettes de commandes qui se retrouvent prises dans l’armature du toit soudé la veille.
En attendant, Marie, la mère de Luc, me montre la boutique où sont vendues en direct les précieuses coques et ses dérivés, comme l’huile de noix. Sont également proposés à la vente en cette saison des pommes, et l’été des pêches ou des produits de maraîchage. Un complément puisque la nuciculture constitue près de 80 % des revenus de Luc sur l’année. Marie sort également quelques vieilles photos prises par un cousin et mises sous cadres pour une exposition il y a près d’une trentaine d’années.
Évolution et mécanisation de la filière
Les images témoignent de tout un pan de l’histoire familiale liée à l’exploitation : le grand-père, maillet de bois en main, cassant les coquilles au-dessus d’un panier, la presse pour obtenir l’huile. Ou les grandes tablées pendant la “mondée”, cette soirée conviviale où famille et amis se retrouvent pour extraire les cerneaux pendant des veillées entières. Parmi les personnes attablées figure d’ailleurs Luc, avec un visage juvénile. À l’époque, sans doute ne savait-il pas qu’il allait reprendre le flambeau. Il le fera en 1996.
Certaines de ces images témoignent aussi de l’évolution de la filière : l’étalage des noix dans le séchoir fait désormais partie du passé. Le séchage se fait maintenant en trois jours avec une soufflerie d’air chaud. Quand il fallait presque un mois autrefois, et sur des quantités bien moindres : le grand-père n’avait que quelques hectares de noyers, quand Luc en possède 15. Soit près de 1500 arbres pour une production comprise entre 25 et 30 tonnes.
Avec la mécanisation, Luc a ainsi les moyens techniques de faire quasi seul la récolte des fruits. Même s’il sollicite encore ponctuellement quelques proches pour quelques tâches, comme le tri. Auparavant, il fallait une dizaine d’ouvriers saisonniers à cette période de l’année.
“Chaque année, il y en avait qui chutaient”, se rappelle Marie. Avant que la secoueuse, inventée dans les années 1960, se démocratise, il fallait effectivement monter dans les arbres avec de longues tiges de bambous — les gaules — et taper sur le brou qui enferme les coques pour les faire tomber. “Maintenant, avec les machines, c’est plus facile. Mais ça pose d’autres problèmes : il faut emprunter l’argent pour les acheter. Alors on travaille pour les banques.”
Dans les vergers
La récolte commence réellement en début d’après-midi, sous le soleil. La première parcelle est située à moins d’un kilomètre de la ferme et du village. Elle sera donc rapidement atteinte, même à vitesse réduite sur la voie rapide, par le tracteur casqué de son toit et armé de sa secoueuse.
Ensuite, le rituel sera immuable : à chaque arbre, Luc positionne la machine en marche arrière pour coller le premier bras de la secoueuse au tronc à hauteur d’homme. Puis, avec une manette, commande le second bras dont le caoutchouc vient étreindre l’arbre. Enfin, il actionne pendant quelques secondes la vibration qui fait tomber une pluie de noix. À cet instant, la nécessité du toit sur le tracteur prend tout son sens.
Le chien Nemo qui s’écarte du pied de l’arbre à la première “secouée” ne dira pas le contraire. Non seulement le bruit sur la tôle est assez assourdissant. Mais il ne doit pas faire bon être sous l’averse de ces balles de golf qui chutent de plusieurs mètres de haut. “La première fois que j’ai utilisé la machine, se souvient Luc amusé, il n’y avait pas de toit sur le tracteur. Je faisais la récolte avec un gros blouson de cuir sur le dos et un casque de moto sur la tête. Mais malgré ça, j’avais de bons bleus partout sur le corps.”
Au sol, le rôle joué par l’herbe est à ce titre essentiel : elle doit être suffisamment abondante pour amortir les fruits et éviter qu’ils s’abîment en tombant. Mais pas trop haute pour que la ramasseuse puisse les récupérer. Celle-ci est constituée de deux balais rotatifs qui ramènent les noix vers une sorte d’aspirateur. Qui lui-même les envoie vers une grille roulante, où de l’air souffle les (nombreux) résidus d’herbe et de feuilles pour ne stocker (quasiment) que les coques.
Une fois rentré à la ferme, il restera à faire le tri, en partie manuel, pour débarrasser la récolte des bouts de bois, cailloux , coquilles cassées… Ce qui est gardé est emmené par un tapis. Les noix sont alors lavées, brossées, triées à nouveau, puis calibrées. Il ne restera plus qu’à les faire sécher pendant quelques jours. Les grosses pourront être étiquetées comme AOP. Les petites seront cassées pour faire de l’huile ou vendues en cerneaux.
“Il faudrait que j’ai 600 kilos de noix sèche pour la foire de ce week-end en Italie”, calcule Luc. “L’an dernier, c’est ce que j’avais vendu au même endroit.” Par contre, il reste prudent sur la globalité de la récolte : “Difficile de savoir. On verra bien.”
Une production réduite par l’épisode orageux de juin
Parmi les incertitudes, les conséquences de l’épisode de grêle du 15 juin restent compliquées à extrapoler : “J’ai perdu 70 noyers. Ce qui représente environ une tonne de noix.” Soit 5 % de sa production. Une perte malgré tout relative, puisque certains nuciculteurs de la zone AOP auront sans doute leur récolte réduite à néant.
L’état de catastrophe naturelle a été reconnu depuis, permettant ainsi une indemnisation selon les dossiers. “Mais personnellement, je ne toucherai rien”, souligne Luc. “De toute façon, cela ne concernerait que les arbres arrachés. Et ce ne serait versé que cette année, alors qu’un noyer replanté met dix ans avant de produire.”
En revanche, pour les dégâts causés par la grêle, considérée comme risque assurable, rien n’est prévu. “Or, par manque de moyens, 90 % des agriculteurs ne s’assurent pas”, me confie Luc. Je ne peux m’empêcher de penser qu’avec le dérèglement climatique, les phénomènes météorologiques violents devraient s’aggraver, à la fois en fréquence et en intensité. Espérons donc que cet épisode ne préfigure pas l’avenir de la filière.
Reportage, photos et vidéo de Florian Espalieu, journaliste web grenoblois.
Quelques chiffres à propos de l’AOP Noix de Grenoble :
– 261 communes, dont 184 en Isère, 48 dans la Drôme et 29 en Savoie
– 7 000 hectares de vergers
– 900 nuciculteurs
– 12 000 tonnes produites en moyenne ces dix dernières années
Source : Grand séchoir / Musée de la noix (Vinay)
“Un grand merci à Luc et Marie Tirard-Gatel de m’avoir accueilli dans leur ferme à Charnècles pour ce reportage. Vous pouvez les contacter par mail à luc.tirard-gatel@orange.fr ou retrouver leurs actualités ici.” Florian
“Merci à Florian pour cette contribution journalistique sur un thème qui aurait sans doute pu être choisi par les internautes. Ravi de lui proposer de prendre en main le mensuel de décembre, cette fois-ci choisi par les internautes.” Ludovic
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