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Les « aires » pour les « gens du voyage » n’ont généralement « d’accueil » que le nom. Qu’en est-il dans l’agglomération grenobloise ? Reportage sur celle du Rondeau qui a ouvert l’été dernier.
L’emplacement est assez peu hospitalier. Pas facile à trouver non plus, puisque coincé dans un triangle🔗 formé par les quatre voies du cours de la Libération, les rails de trains et la rocade au Sud. Pour faire échos aux panneaux jaunes des travaux du Rondeau, quelques lettres de cette même couleur sur un mur en béton matérialisent le lieu : “Aire d’accueil gens du voyage.” Passées les grilles et le préfabriqué à l’entrée, une trentaine de caravanes blanches sont disposées en grappes sur le goudron bien noir datant de juillet dernier. Les murs en béton gris qui délimitent l’espace sont aussi totalement neufs. Leur hauteur d’une paire de mètres de haut peine à stopper le bruit incessant qui vient de tous côtés.
Les Voyageurs goûtent en général peu le terme administratif de « Gens du voyage » qui leur est attribué. Une dénomination qui fait sourire Mandy, 35 ans, arrivée au Rondeau avec sa famille deux semaines auparavant et qui doit repartir dans les prochains jours : « On nous appelle partout comme ça, alors on l’utilise aussi parfois. » Derrière l’étiquette générique se cache pourtant une constellation de communautés : Kalés, Gitans, Sintés, Roms, Yéniches ou autres populations ainsi nommées en raison de leur mode de vie itinérant. Bien que “Gadjo”, nom donné par les Voyageurs aux « gens du sur place », pour reprendre le bon mot de William Acker dans le livre « Où sont les “gens du voyage ?”🔗 » (Editions du commun, 2021), je m’efforcerai ici de limiter les qualificatifs administratifs à leur périmètre : les dénominations officielles. Dans les autres cas, le terme “Voyageurs” sera préféré.
De telles considérations n’empêchent pas la demi-douzaine d’enfants un peu plus loin de s’amuser avec un ballon de foot sur l’asphalte du Rondeau, comme imperméables au brouhaha ambiant. « Nous sommes habitués », répond en haussant les épaules Jérôme, 44 ans, dont la caravane se situe à quelques mètres. « Les terrains où on nous envoie sont toujours à côté des autoroutes, de chemins de fer ou de déchetteries. » Pour autant, le quadragénaire apprécie les aménagements du site.
« C’est propre. Nous avons des cabinets et des douches pour chaque parcelle. Il y a même des arbres : c’est très bien, c’est rare. Après, c’est sûr que c’est une aire pour l’hiver, pas pour l’été. Là, avec le bitume, on cuit. » – Jérôme, résident à l’aire du Rondeau.
Lui et sa famille sont venus il y a quelques semaines et resteront un peu plus d’un mois. L’aire du Rondeau est dite “permanente”, mais le séjour ne peut y excéder trois mois : les occupants payent l’eau et l’électricité, auquel s’ajoute un tarif journalier de 2,5 euros par emplacement pendant les 70 premiers jours, qui passe à 5 euros pendant les 30 suivants. En outre, un délai de trois mois est exigé entre chaque passage.
De tels lieux sont généralement confiés par les collectivités à des prestataires privés, non sans certains abus comme le révélait Libération en 2013🔗 ou Mediapart au printemps dernier🔗. Deux enquêtes qui ne citent pas l’entreprise ACGV services, en charge des aires de l’agglomération grenobloise et de « plus de 140 terrains dédiés à l’accueil des Gens du Voyage pour une trentaine de clients répartis sur le territoire national » selon son site. Le chiffre d’affaires de la société s’élève à presque 5 millions d’euros en 2019🔗. Toujours en 2019, la Métropole lui verse près de 740 000 euros🔗 pour la gestion des deux aires d’accueil dites “permanentes” de Grenoble Esmonin (44 places) et de Vizille (25 places), mais aussi pour 29 terrains dits “sédentaires” (près de 200 places). Cette somme représente une partie majeure du budget de la Métro alloué à l’accueil des Gens du voyage. L’enveloppe totale, proche du million d’euros, représente une très faible partie des 429,5 millions d’euros de fonctionnement de la Métro (dont le budget total s’élève à 786,5 millions d’euros). L’investissement dans de nouvelles aires fait aussi partie de ses attributions : aujourd’hui, l’agglomération grenobloise compte 3 aires d’accueil “permanentes” (avec celle du Rondeau et ses 32 places créées l’été dernier), 31 terrains “sédentaires” et 4 dits “provisoires”.
« C’est une mission qui n’est pas simple », reconnaît Dominique Scheiblin, conseillère municipale d’Eybens et “déléguée aux gens du voyage” à la Métro depuis 2020. « Ce sont quatre personnes qui travaillent à temps plein et qui sont rattachées à la politique de l’habitat, mais le service est également très lié avec le foncier et l’économique. » Pour les 19 communes de plus de 5000 habitants, contraintes par la loi Besson du 5 juillet 2000 de prévoir des emplacements pour les Voyageurs, l’intercommunalité a l’obligation de mettre à disposition des aires d’accueil. « Nous sommes désormais en règle sur ce point », assure l’élue.
« Notre priorité est maintenant de reloger les personnes situées sur des secteurs à risques naturels comme aux Vouillants à Seyssinet, ou à Domène où elles sont en zone inondable. Ce sont des protocoles extrêmement lourds à mettre en place. Et cela représente près de la moitié des terrains de sédentarisation. » – Dominique Scheiblin, conseillère métropolitaine déléguée aux gens du voyage.
L’aire de grand passage se fait attendre
Un autre chantier à prévoir est celui de l’aire de grand passage : cette obligation légale n’est pour l’heure pas respectée par la Métro. Le terrain identifié pour accueillir jusqu’à 200 caravanes sur des courtes durées (une à deux semaines), notamment pour les pèlerinages pendant l’été, est situé à cheval sur les communes du Fontanil-Cornillon et de Saint-Égrève, et à quelques mètres de l’autoroute. Dans le « Schéma départemental d’accueil et d’habitat des gens du voyage🔗 » établi en 2018 et qui se projette jusqu’en 2024, il était question de “l’horizon 2019”, sauf que… « Le terrain est actuellement occupé par des carriers : ils n’acceptent de bouger que si on leur donne un autre terrain », rapporte Dominique Scheiblin. « En 2022, l’aire ne sera pas encore livrée. Nous espérons que ce sera bon pour 2023. »
« Ça fait cinq ans que ça dure et ça ne se fera jamais car elle est très mal placée, entre l’autoroute et l’Isère », tempête Milo Delage, citoyen itinérant et membre de la commission départementale et nationale. « Nous avons toujours les mêmes discours. Dans le concret, ça n’avance pas. En novembre, nous allons encore voir le préfet et ce sera encore le même blabla. »
Si le représentant des Voyageurs s’emporte, c’est parce qu’il juge la situation « catastrophique » sur l’Isère, pour dépasser les frontières de l’agglomération grenobloise.
« Neuf aires étaient prévues il y a douze ans. À peine la moitié existent actuellement : celle de Moirans n’est pas faite de façon pérenne, celle de Beaucroissant est à l’abandon, celle de La Verpillière se situe à côté d’une déchetterie… » – Milo Delage, citoyen itinérant.
Pour être complet, il faut ajouter celles de Villefontaine et de Crolles, aux tailles largement insuffisantes🔗. En conséquence, les stationnements illicites se multiplient : « Depuis 2 ans, le préfet ne fait plus de mise en demeure, plus d’expulsion car les communes ne sont pas en règle. Mais cela monte les sédentaires contre nous. C’est politique cette histoire. » D’autres départements jouent effectivement mieux le jeu : « Dans les Alpes, la Savoie est le bon élève avec trois aires de grand passage à Chambéry, Albertville et Aix-les-Bains, et celle d’Albertville est exemplaire. »
Face aux discriminations
Au-delà du combat pour simplement faire respecter la réglementation existante, d’autres Voyageurs pointent l’aspect systémique des discriminations qui sont exercées contre eux. Ainsi, après l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, à côté de laquelle se situait le camp de Petit Quevilly, le juriste William Acker a commencé à recenser l’ensemble des emplacements sur le territoire national et les nuisances à proximité. Bilan : sur 1355 lieux, seuls 257 ne sont ni isolés, ni pollués, 546 sont soit l’un soit l’autre, 509 sont les deux à la fois et 43 se situent même à proximité d’un site Seveso🔗. Il en a sorti en avril dernier un inventaire critique des aires d’accueil. La base de données en étant issue a été mise en ligne sous forme de carte interactive🔗 par Philippe Rivière.
Découvrez les sites isérois qui y sont référencés grâce à la carte ci-dessous.
Pour Nara Ritz, coordinateur de l’observatoire des droits des citoyens itinérants (ODCI), il est temps de « changer de narratif » : « Une aire, c’est joli comme nom, mais nos aires d’accueil n’ont rien d’accueillant ! Au Rondeau, le cabinet d’architecte se targue d’avoir fait quelque chose de bien, mais il y a des murs de partout : c’est ce que j’appelle un urbanisme répressif. Ce ne sont pas des aires d’accueil, mais des camps. […] Si les gens lambdas — les gadjés — voient de la saleté, trouvent que c’est dégueulasse, c’est parce que l’on ne prend pas le temps de leur expliquer qu’on ne s’occupe pas de nos poubelles. »
En septembre, l’ODCI a sorti un rapport intitulé « L’exclusion sans fin, le droit au logement des Voyageurs🔗 » avec cinq recommandations :
- « Adopter des mesures facilitant le mode de vie itinérant ».
- Garantir le droit au logement des habitants de résidences mobiles.
- En finir avec la criminalisation des Voyageur·euse·s.
- Assurer un meilleur accès au droit commun (droits économiques, sociaux et culturels).
- Rendre effectif le droit à la participation des Voyageur·euse·s.
Celles-ci ont été en partie reprises en octobre dans un autre rapport, celui de la Défenseure des droits🔗 : « “Gens du voyage” : lever les entraves aux droits ».
« Pourtant, quand les choses sont faites intelligemment, avec les gens, ça se passe bien », poursuit Nara Ritz. « Mais je ne peux pas vous dire où… Les maires n’ont pas d’intérêt à ce que ça se sache. Sinon, tout le monde leur tombe dessus : leurs électeurs car 80 % des gens sont contre les Voyageurs, les élus des communes voisines qui pâtissent de la comparaison, et les Voyageurs aussi car cela fait un appel d’air et les emplacements sont toujours pleins. »
Reportage, carte interactive et photographies Florian Espalieu
Illustration Alice Quistrebert
La petite équipe rédactionnelle de L’avertY est constituée pour ce premier trimestre de la saison 4 du journaliste Florian Espalieu🔗, déjà familier des mensuels sur le média. Ses reportages de terrain sont accompagnés par des illustrations à l’aquarelle d’Alice Quistrebert (aka Alice Raconte🔗). Ludovic Chataing🔗 complète la rédaction en tant que fondateur du média, web-journaliste de formation, en charge de l’édition et de la diffusion.
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