Ici, place Saint-Bruno

Lieu élu le 2 juillet avec 47% des votes | rejoindre les 106 abonné·e·s

Le clocher de l’église Saint-Bruno et un bout de son marché.

Place Saint-Bruno il y a…

  • Un marché qui se tient tous les jours jusqu’à 13h, sauf le lundi.
  • Une dragonne de bois et de métal qui semble être sans cesse prise d’assaut par une dizaine de bambins.
  • Un clocher qui sonne de nouveau l’heure.
  • Neuf cafés, dont un avec un distributeur de Caransac et un autre, aujourd’hui fermé, où se sont tenues certains jeudis soirs d’irréelles lectures de poésie en langues étrangères.
  • Une petite rue adjacente à la place qui porte le joli nom de « Rue de la nursery ».
  • Des règlements de compte, auxquels on me fait tantôt référence en parlant du Mexique, tantôt en les qualifiant de « petites embrouilles, mais citez-moi un endroit où il n’y en a pas, hein ? ».
  • Des jeunes qui me demandent régulièrement des feuilles à rouler quand je passe à leur hauteur.
  • Des odeurs de sardines grillées à l’heure du déjeuner.
  • Une grande étendue de bitume qui accueille les stands du marché, les camions blancs des vendeurs, puis des voitures et des tables en plastique où la chaleur infernale que dégage le sol au plus chaud du mois de juillet ne parvient pas à dissuader certains d’y boire un thé ou un café en plein après-midi.
  • Plein de langues que l’on chuchote, que l’on crie, que l’on mélange allègrement.
  • Une « salle des tickets » qui tient son nom des tickets de rationnement que l’on y distribuait aux habitant·e·s de 1940 à 1952 (aujourd’hui siège de l’Union de Quartier).
  • Un Club de retraités.
  • Des hommes, beaucoup d’hommes, jeunes et vieux. Certains en groupe, attablés autour d’un café ou à demi assis sur le capot d’une voiture, fumant tranquillement une cigarette. D’autres assis seuls sur l’un des nombreux bancs de la place.

Au marché, sur la terrasse du Capri

Aujourd’hui le temps est frais, il est encore tôt et, comme c’est le cas six jours sur sept, c’est le marché. Assise à la terrasse du Capri, je croque un morceau de l’église Saint-Bruno ainsi que quelques barnums colorés.

Une dame et une fillette s’installent à la table d’à côté, non sans s’être assurées que ça ne me dérangeait pas. Marie-Laure est venue avec Senda, sa petite-fille, sa « loupiote » comme elle l’appelle joliment. Elle habite à deux pas, derrière la gare, et vient souvent au marché car « c’est pas cher ». Quant au Capri, c’est toujours là qu’elle s’assoit : « on risque déjà d’attraper des choses avec le Covid, alors je ne vais pas en plus aller m’asseoir sur des tables pas propres. Ici c’est bien ! T’es sûre que tu veux rien d’autre ma loupiote ? ».

Marie-Laure à gauche, et à droite Senda, sa petite-fille surnommée sa « loupiote ».

Senda est chez sa mamie depuis quelques jours et en vacances depuis la veille. Elle rentre en 6e en septembre. Elle vient d’acheter des « pop it » au marché, des jeux en silicone multicolores qu’elle collectionne (« Avec ceux que j’ai acheté aujourd’hui, j’en aurai 14 ! Mais c’est pas comme une fille sur Internet, qui en a 270 ! ») et pour lesquels elle avait économisé son argent de poche.

« Tiens ma loupiote, tu irais voir à côté s’il a des escalopes ? Tu reviens me dire après ? Merci ma loupiote ! » — Marie-Laure à sa petite-fille.

Avant de partir, Senda me laisse son numéro de téléphone pour que je lui envoie son portrait et celui de sa grand-mère. Elle me répondra par SMS : « merci beaucoup c’est très jolie [sic] j’espère qu’on se reverra ».


Encore au marché, sur les marches de l’église Saint-Bruno

Aujourd’hui il fait chaud. C’est le milieu de la matinée et le marché bat son plein. Je suis assise sur les marches de l’église et je peins les robes colorées de Houri et Ahmed. Mes yeux ne sont pas les seuls que leurs couleurs chatoyantes ont attirés : à côté de moi sont assises deux fillettes, parées de robes et de voiles multicolores. Je comprends qu’elles attendent leur papa et leur grand frère qui font le marché. Au fur et à mesure que les robes font leur apparition sous mon pinceau, la plus jeune m’égrène leurs couleurs : jaune, noir, rouge, vert. Elle est curieuse et même si elle ne connaît que quelques mots de français, nous échangeons nos prénoms (elle s’appelle Safa et sa sœur Marwa), nos pays (elles sont Pachtounes et viennent d’Afghanistan) et nous parlons de bébé (Safa me dit que sa maman est à la maison avec une toute petite sœur, elle me demande si j’ai déjà des enfants). Elle m’épèle son prénom avant de partir retrouver son père.

Les robes du stand d’Houri et Ahmed sur le marché de la place.

Houri, le patron du stand de robes, m’interpelle : « C’est bon, t’as fini ? ». Il est pressé, court entre les portants de vêtements, distribue un sac à untel tout en rendant la monnaie à l’autre. Ahmed, lui, est souriant sous son bob. Il me raconte qu’il vend des robes avec Houri depuis 6 mois, tous les jours entre 6h et 13h sauf le lundi, oui oui.


Toujours au marché, les yeux fermés

Aujourd’hui la fin du mois de juillet est proche, la chaleur est étouffante et j’ai les yeux fermés. C’est la fin du marché. Je suis guidée par Samson, qui propose avec d’autres personnes de son collectif artistique des « balades sonores » pendant le marché.

Avec les yeux fermés, le marché prend une autre dimension.

Côté odeurs, il y a l’essence des moteurs de camions que l’on démarre, la viande grillée, les sardines, les fleurs (que j’imagine être celles de Chauffin, au n°5), l’urine (dans une ruelle adjacente, je ne sais pas bien laquelle).

Côté bruits… Les « bips bips » de la caisse (probablement du Zeeman, au n°3). Les bruits de métal qui cogne contre du métal. Les pieds de parasol que l’on traîne lourdement sur le sol. Les moteurs qui s’allument. Des doigts qui tapotent en rythme sur une caisse. Une personne qui chante (en vrai ou à la radio ? Je n’ai pas réussi à me décider). Le roucoulement des pigeons. Le silence, quelque part, qui tranche avec les éclats et les bruissements incessants du reste de la place. Le « smack » sonore de deux personnes qui se font la bise. Des vélos qui passent en couinant, qui passent en freinant, qui passent en faisant résonner leur sonnette. Les « vrrrmmm » mats des trottinettes électriques. Des gammes au piano, par une fenêtre. Un bruit d’eau, comme une fontaine qui coulerait. Les cloches de l’église qui sonnent probablement 12h30. Plein de mots en plein de langues, quelques phrases que j’intercepte tout de même :

« Tu vas acheter une débroussailleuse ? »

« Aïd Moubarak ! »

« Allez c’est seulement 1€, 1€ ! »

« Hé ragazza ! »


Sur un banc, entre la Dragonne et « Les Galettes de Nassira »

Aujourd’hui c’est bientôt l’heure du déjeuner et il y a du monde autour de la Dragonne : plein d’enfants, sur le jeu, et au moins autant de vieux messieurs seuls, assis sur les bancs du parc, qui lisent le journal ou fument une cigarette (parfois les deux en même temps). Certains ne font rien du tout. C’est le cas de Moungi.

Moungi vient souvent sur la place alors qu’il habite vers Grand’Place.

Moungi vient place Saint-Bruno pour :

  • Faire des courses au marché (il achète des pêches et des pommes).
  • Acheter parfois de la viande chez Boudoudou.
  • Boire de temps en temps un café au Real Bar, chez Moktar qui est Tunisien comme lui.

Mais le plus souvent il s’assoit sur un banc et il attend.

Pour venir place Saint-Bruno mener ces menues activités, j’ai pensé que Moungi habitait le quartier, mais non : il vient de Grand’Place, de l’autre côté de la ligne de tram A. Oui c’est sûr : « c’est un peu loin. Mais c’est comme ça. C’est calme ici ». Et « mélangé » aussi, ajoute-t-il un peu plus tard.

Moungi vient de « Djerba la douce ». Après trente-cinq années passées à Paris dans la restauration (le couscous de Bastille où il a travaillé existerait toujours, bien qu’il ne soit pas allé vérifier), il est arrivé à Grenoble. C’était il y a vingt ans. Toute sa famille est au bled, alors Moungi est seul.


La Dragonne, jeu pour enfants dans le parc de la place.

À l’ombre des arbres, près de la Dragonne, mais sur un autre banc

Aujourd’hui une dame est assise non loin de moi. Elle a entre ses pieds un sac en plastique Casino et des yeux bleus magnifiques qu’elle tient de son père. Elle s’appelle Amel.

Amel garde depuis une vingtaine d’années les enfants des autres. Ils sont cinq aujourd’hui, à escalader le dos de la Dragonne — le sixième est resté à la maison réviser sa guitare et commencer son cahier de vacances. La place, elle y vient souvent : les enfants aiment bien, et puis ça change du parc qui se trouve près de la gare où elle se rendait avant, avec d’autres nounous, mais où il y a eu « plein de problèmes ». Elle m’énumère tous les parcs de Grenoble avant de conclure que depuis deux ou trois ans que ce grand jeu en bois a élu domicile place Saint-Bruno [ndlr : inauguré en fait en 2017], c’est là qu’elle vient le plus.

De la place, Amel aime la Dragonne, entourée d’arbres sous lesquels elle peut prendre l’ombre pendant que les enfants jouent, et la bibliothèque où elle va régulièrement avec eux (« d’ailleurs il faut que je passe voir leurs horaires d’été »). Mais elle n’aime pas le marché où elle ne trouve jamais « rien de terrible » ni les toilettes de la place « qui sont très sales et où une fois [elle s’est] retrouvée coincée avec un petit ».

Pendant que nous discutons, Amel tire de son sac de courses de petits morceaux de pain qu’elle grignote distraitement. Elle me parle de la place Saint-Bruno mais aussi des moments où « l’été, Grenoble, c’est trop ». Depuis quelques années alors, elle s’échappe une semaine à Marseille pour voir la mer. Elle loue une chambre sur le Vieux Port à chaque fois, parce que « Marseille c’est grand, mais la route entre la gare et le Vieux Port c’est facile : elle descend tout du long ».


Peut-être sur le même banc, mais un autre jour

Aujourd’hui c’est l’après-midi et il fait très chaud. Le bar « Le Saint-Bruno » est passé en horaires d’été. Un petit garçon torse nu fait des tours sur un mini quad, autour de la Dragonne. À chaque drift, il soulève devant les bancs un nuage de sable et des odeurs d’essence. Un homme, que je soupçonne être son père, l’apostrophe de temps en temps : « Eh doucement Dylan hein ! ». Les mamans du parc trouvent que Dylan ne va malgré tout pas assez doucement et elles courent attraper leurs bambins dès qu’ils s’approchent un peu trop de la piste ensablée sur laquelle Dylan et son quad passent à toute allure.

« 67 000 ». 
Je me retourne : un jeune type debout derrière moi désigne la Dragonne d’un signe de tête.
Pardon ?
67 000 € que ça a coûté ce jeu. Franchement, vous croyez pas que ça aurait été mieux de donner l’argent aux pauvres ? Allez, au revoir madame !


La façade « Galette chez Nassira »

Sur un banc, face aux « galettes de Nassira »

Aujourd’hui c’est l’heure du déjeuner et je peins la devanture des « galettes de Nassira ». On me dit que Nassira, c’est la dame la plus âgée qui confectionne les galettes, à l’intérieur. Il y a une autre femme, plus jeune, et un jeune homme aussi, qui a vu que je peignais la boutique et qui me lance de temps à autre de petits sourires amicaux.

Alors que je range mon matériel, j’entends un cri : « Majesté : attention ! ». Surprise, je tourne la tête pour découvrir un petit garçon haut comme trois pommes qui vient de tomber par terre. « Attends Majesté, j’arrive » dit son papa, qui me dépasse en courant pour l’aider à se relever.


Dans « La Maison de Saint-Ibrahim »

Aujourd’hui je pousse la porte d’un lieu de la place qui m’est connu : La Maison de Saint-Ibrahim, un petit restaurant tenu par celui que j’ai toujours appelé « Momo ». On y mange du couscous et de la chakchouka dans un décor chatoyant.

Le restaurant se trouvait d’abord de l’autre côté de la place, tout près du Capri. Mais il y avait du trafic, de cigarettes et d’autres choses aussi, « de la délinquance » me résume sobrement Momo. Alors il a déménagé à deux cents mètres de là, près de l’église : « au calme ».

Pourquoi la place ? « Je ne sais pas. Comme ça ». Il réfléchit. « En fait si, je sais : parce qu’il y a des gens de partout, plein de cultures. C’était facile de s’installer ». Le nom du restaurant est un clin d’œil à la place et à son pays, l’Algérie :

« Ibrahim, c’est Bruno en arabe. Et Sidi Brahim, c’est une ville à la frontière avec la Tunisie. Alors voilà : ici c’est La Maison de Saint-Ibrahim sur la place Saint-Bruno ». — Momo, gérant du restaurant.

Chez Momo, « La Maison de Saint-Ibrahim ».

De ce lieu, j’aime les tentures écarlates et les petites tables en bois, mais ce que je préfère je crois, c’est l’écriteau accroché en vitrine qui dit : « L’amour ça se cuisine tous les jours ».


En terrasse, autour d’un thé à la menthe

Aujourd’hui je rentre du marché quand je me fais arrêter par Walid, la quarantaine, cheveux ramassés en queue de cheval : « Alors, tu l’as fini ton dessin ? ». Je lui montre mes planches, il rigole de découvrir la place sous mes pinceaux : « ah tu t’acharnes sur Saint-Bruno en fait ! ».

Nous nous retrouvons dans l’après-midi au numéro 2 de la place, autour d’une table en plastique qui chauffe entre le bitume et le soleil. Avant d’aller commander il m’avertit : « Attention, le thé ici c’est pas comme vous, en sachet tout ça : c’est un thé maghrébin quoi, t’es sûre que ça va ? ».

Walid est arrivé à Grenoble il y a une vingtaine d’années, il connaît le quartier depuis à peu près autant de temps et il me brosse en quelques phrases une histoire cosmopolite de la place où se sont succédés les Juifs, les Corses, les Italiens, les Roumains, les Gitans, les Arabes — peut-être pas dans cet ordre là.

Il me dit aussi, en attendant que nos thés à la menthe refroidissent, que « Saint-Bruno ça craint. Ça a commencé il y a 6–7 ans. Il y a des tirs dans le quartier. Quelqu’un qui buvait son thé, tranquille ici, s’est pris une bastos dans la jambe. C’est des histoires de vengeances. Il y a la mafia sur la place, du trafic de drogue. On est au Mexique ici ! ».

Walid boit le thé à la terrasse du numéro 2 de la place.

Walid me parle des tensions sur la place, des terrasses qui ne se mélangent pas. En sous-texte il y a le racisme. L’homophobie aussi.

Je lui demande s’il passe du temps place Saint-Bruno et il se marre : « Malheureusement… ou heureusement : oui ! ». En témoignent toutes les poignées de main qu’il échange avec des types qui passent à côté de notre table. Le centre-ville, il ne s’y sent pas très bien : rien de méchant me dit-il, pas d’insulte, mais des regards parfois pesants qui finissent par dissuader d’aller voir ailleurs. « Et puis le thé, ici il coûte 1€, c’est pas pareil là-bas hein ! ».


Au Club Saint-Bruno

Aujourd’hui j’attends quelqu’un au numéro 20 de la place.

Depuis des années, des retraités se réunissent au Club Saint-Bruno. Le lundi, c’est chorale, le mardi c’est gym (le matin) et jeux de société (l’après-midi) et le vendredi, c’est jeux de société aussi. Un samedi par mois il y a un loto, en janvier c’est la galette, quand il fait beau c’est tournoi de boules (« mais amical hein, familial : on n’est pas là pour la compétition ») et l’été, des séjours à l’étranger sont organisés, en Espagne ou en Italie.

C’est Joaquim qui m’explique tout ça. Il a rejoint l’association il y a une dizaine d’années et s’implique beaucoup dans l’animation depuis l’année dernière, l’actuel président « faisant de l’âge ». Toutes ces activités bien sûr, c’était « avant le covid ». Le Club a été fermé de mars 2020 au 30 juin 2021.

« Ça a fait un grand vide pour les adhérents. J’en ai croisé beaucoup sur la place, depuis la fermeture qui me disaient “Jo, c’est quand que ça ouvre ? On est déprimés tous seuls chez nous”. Ça fait mal au cœur. » Joaquim, adhérent du Club Saint-Bruno.

La façade du Club Saint Bruno au numéro 20 de la place.

Quand ils ont pu rouvrir le Club, début juillet, Joaquim et d’autres membres ont organisé un repas. Ils ont appelé tous les adhérents un par un, les 70, pour les prévenir. « Ils étaient aux anges. Sauf certains qui n’ont pas pu venir parce qu’ils étaient en vacances, ou pas voulu venir parce qu’ils étaient trop déprimés ».

Il y a dans le bâtiment une grande salle à manger avec des tables recouvertes de toile cirée aux motifs champêtres, une bibliothèque partagée, les trophées des tournois de boules de ces dernières années, un piano (« pour la chorale ») et une seconde salle tout en parquet dans laquelle j’imagine des couples d’octogénaires valser.

« Dans cette salle, on est joyeux » conclue Joaquim.

Joaquim est arrivé du Portugal à quinze ans (« et demi » précise-t-il) et il habite depuis 1983 dans le bâtiment jaune-vert du 9B place Saint-Bruno. Depuis son arrivée sur la place à 23 ans, il n’a changé ni d’immeuble, ni de montée, ni de palier mais simplement d’appartement en passant du F2 au F3.

Quand il a emménagé dans sa montée, il n’y avait « que des vieux ». Maintenant c’est sans doute lui le plus vieux et pour le reste, ce sont beaucoup de locataires, des étudiants. « C’est bien ». Dans sa montée, il y a aussi eu durant de nombreuses années la sirène qui retentissait chaque premier mercredi du mois : « ça faisait un boucan d’enfer ». Depuis que des travaux ont été faits dans le clocher de l’église Saint-Bruno (dont les cloches ne sonnaient déjà plus depuis un moment), la sirène y a aussi été déplacée.

La nappe à carreaux du Club Saint-Bruno.

Comme tous les gens que j’ai rencontrés, Joaquim me dit que « la place a beaucoup changé. Beaucoup changé ».

Il me parle du marché, qui était « phénoménal : c’était le grand marché pour les habits, à Grenoble. On allait place aux Herbes pour les fruits et légumes et à Saint-Bruno pour les vêtements. C’était… comment vous dire ? C’était comme la foire de Beaucroissant ! ».

Il me cite les bijoutiers qui ont disparu, les magasins de télé et de vêtements qui sont devenus des cafés ou des snacks. Me raconte les lieux de la place où il a ses habitudes :

  • Le club Saint-Bruno (bien sûr).
  • Les bars où il est successivement allé avec un ami : le Capri au départ, puis « un autre bar là, qui était tenu par un ancien coureur cycliste — ah j’ai oublié son nom à lui… », puis aujourd’hui le Saint-Bruno.
  • La boucherie Boudoudou.

« Ce que j’aime place Saint-Bruno, comment dire… C’est que c’est ouvert sur tout : il y a le tramway, on peut aller partout. Et puis je trouve que c’est calme. Bon, il y a eu des petites embrouilles il y a deux ou trois ans mais où est-ce qu’il n’y en a pas, hein ? ». Joaquim, habitant du 9B.

Quand je lui demande s’il imagine rester encore longtemps sur la place, il me répond sur le ton de l’évidence : « Oh oui, bien sûr ». Il attend un peu et ajoute : « Même si je trouve qu’il y a de moins en moins de respect chez les gens. Mon rêve, ce serait d’être sur une île, tranquille, sans personne. Avec le bruit des arbres, le vent dans les feuilles. La nuit, on entendrait le bruit des branches qui craquent et on dirait que c’est une personne qui marche dans le jardin, mais non : ce serait juste le bruit de la nature ».

Je lui dis, avec un clin d’œil, que sur la place Saint-Bruno aussi, en tendant bien l’oreille, on peut entendre les oiseaux et le vent dans les branches des platanes. Il me sourit.

Alice Quistrebert, carnettiste-illustratrice.

La biographie d’Alice est disponible sur son site.

Pour aller plus loin…
« Redécouvrir la place Saint-Bruno », Maël Trémaudan.
« Raconte-moi Berriat Saint-Bruno », Association Histoires de…

J’ai raté un lien ?
Définition Carensac — Confiserie-foraine.com
Pop It : le jeu phénomène de l’été— LCI
Collectif artistique « Ici-Même »— Site de l’association
Recette de Chakchouka — Cuisine.journaldesfemmes.fr
Définition Bastos — Le Robert en ligne

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La livraison à vélo grenobloise en mutations

Sujet élu le 2 juin avec 42% des votes | rejoindre les 106 abonné·e·s
Rendez-vous au Médiastère le 29 juillet à 18h30 pour le débrief.

Place Victor Hugo, devant l’entrée du Burger King, il est 19h30, un soir de semaine comme un autre. Une dizaine de coursiers attendent au coin de la rue, discutant entre eux, attendant le signal pour leur prochaine course. Plus loin, dans la rue Félix Poulat, Place Grenette, ou sur la rue désormais piétonne de la République, c’est la même scène. Certains sont assis directement sur leur vélo, d’autres sur un scooter, ou sur le perron d’un immeuble. Une situation inconfortable à la fois pour les livreurs et les habitants.

Coursiers en attente devant le Burger King.

Depuis 2017, les plateformes de livraison fleurissent dans l’agglomération grenobloise. La crise sanitaire est venue appuyer cet essor, alors que les confinements successifs poussaient les restaurants à avoir recours à la livraison. Initialement issus de grandes chaînes, comme Deliveroo ou UberEats, certains livreurs ont fondé ou rejoint de plus petites entreprises, au cadre plus agréable. Pour autant, l’ubérisation de la société a encore le vent en poupe, car la promesse d’un emploi, même instable, attire encore les plus démunis. La municipalité d’Éric Piolle souhaite donc améliorer les conditions des livreurs, mais aussi « pour préserver la tranquillité des habitants ». Un projet en demi-teinte qui ne répond pas complètement aux besoins des coursiers.

Des conditions de travail qui se dégradent d’année en année

Qui sont donc les coursiers à vélo ? On constate que la livraison instantanée est aujourd’hui, à Grenoble comme ailleurs, une activité très masculine. Cependant, une évolution sociologique s’est produite, en quatre ans d’existence du service sur la région grenobloise. À l’origine, les livraisons étaient souvent réalisées par des étudiants ou des personnes travaillant à temps partiel. Comme Nicolas*, rencontré devant la Maison du tourisme. « Je suis étudiant, et j’ai commencé à travailler comme coursier il y a trois-quatre ans, pour payer mes études », nous confie-t-il. Il travaille « à la fois chez UberEats et Deliveroo ». Pour lui, « c’est obligatoire de faire les deux, sinon aujourd’hui ce n’est plus rentable financièrement, on n’a pas assez de commandes ». D’autant plus en juin, car « c’est toujours mort, la livraison l’été ».

Depuis 2018, les études montrent, en France, une « augmentation forte du poids des livreurs professionnels », n’ayant pas d’autre activité. Des jeunes « peu qualifiés », souvent issus des quartiers défavorisés, payés à la course. « Une population jeune et très précaire, parfois mineure et étrangère, qui ne reste généralement pas longtemps sur l’application» Beaucoup d’entre eux, rencontrés dans les rues de Grenoble, ne souhaitent pas se confier, ou déclarent carrément ne pas parler français.

Les sacs à dos bleus sont devenus partie intégrante du paysage urbain grenoblois.

Le nombre de coursiers a drastiquement augmenté dans sa globalité. En conséquence, aujourd’hui, selon Tiphaine Maillaud, livreuse à Grenoble et cofondatrice de Sicklo, « chez Deliveroo ou Uber, avant, c’était 5 euros la course minimum, maintenant c’est 2 euros la course ». Jérôme Pimot, cofondateur du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Plateformes) et de Coopcycle, déclare que la situation est similaire à Paris : « De mon temps, en 2014, j’étais payé 7 euros 50 ! ». La loi de l’offre et la demande ; avec une surabondance de livreurs, les grandes plateformes peuvent baisser les salaires de ceux-ci.

« Quand elles s’installent dans une ville, les plateformes font des concessions. Elles payent bien les livreurs, font des livraisons gratuites pour les nouveaux clients… et petit à petit, elles prennent des marges. », selon Tiphaine Maillaud. Et pourtant, le système attire. Elle-même travaillait chez Deliveroo, « on était dehors, c’était la facilité, la liberté ». Le revers de la médaille, c’est que ces micro-entrepreneurs n’ont « aucun droit ». Et aujourd’hui, en plus du salaire très bas, beaucoup d’entre eux attendent pendant des heures en vain. « Être mal payés et attendre les commandes, c’est affreux », déplore l’entrepreneuse.

Sicklo, la livraison à vélo made in Grenoble

C’est ainsi qu’a été fondée Sicklo, une entreprise grenobloise établie rue Saint-Laurent. « On était sept livreurs à vélo issus des grosses plateformes », confie Tiphaine Maillaud. « Nous nous sommes tous rencontrés sur Grenoble, on travaillait chez Deliveroo, Just Eat ; et comme on était tous micro-entrepreneurs, nous n’avions pas de droits. » Dénonçant la situation, ceux-ci ont souhaité « répondre à cet enjeu social », et, en conséquence, « ont choisi un modèle salarié ».

Sicklo, la livraison éthique made in Grenoble.

Ce service de cyclo-logistique, lancé en 2019, s’adresse aux particuliers comme aux commerces. S’ils s’occupent principalement de la restauration, ils ont également des partenariats avec des commerçants comme Nous le savons. Mais aussi avec une AMAP, ainsi qu’avec la ville de Grenoble : « on récupère et on pose des panneaux de signalisation ! », déclare la cofondatrice. Leur engagement ? « Un service de qualité : on garantit la protection sociale, on fournit les sacs, les protections pour la météo, et on répare les vélos des coursiers. » À ces fins, ils ont d’ailleurs ouvert « un atelier de réparation cycle », non loin de leurs locaux, rue Saint-Laurent. S’ils espèrent, à terme, pouvoir fournir les vélos aux coursiers, ils préparent aujourd’hui les vélos personnels de leurs employés, et possèdent quelques vélos cargos.

Un investissement récent : en 2020, avec la crise de la Covid-19, les livraisons ont explosé sur l’agglomération grenobloise. « On a commencé en 2019 à sept bénévoles », explique Tiphaine Maillaud.

« À partir de mars 2020, on a eu énormément de demandes. On a pu, nous les fondateurs, se salarier. En septembre, nous étions à temps plein puis, on a embauché des coursiers. » — Tiphaine Maillaud, cofondatrice de Sicklo.

Aujourd’hui, ils sont « 20 salariés, avec 10 équivalents temps plein ». Pourtant, il y a eu « une très claire baisse d’activité à la semaine de réouverture, en fin de confinement », et « l’été, la livraison est beaucoup plus faible ». Ils ne travaillent d’ailleurs plus sept jours sur sept : payer au tarif du dimanche « les salariés qui n’étaient pas fondateurs » était impossible financièrement, « et beaucoup de restaurants ne travaillent pas le dimanche ».

L’entreprise locale Sicklo a pu compter sur l’aide de Coopcycle, un réseau qui regroupe les coopératives spécialisées dans la cyclo-logistique, et soutenu par Ynove, Gaia, et la métropole grenobloise. Mais pas directement par la ville. Pour autant, ils sont satisfaits de travailler dans une ville où les infrastructures dédiées au vélo sont « de qualité ».

Un local pour les coursiers ?

Sicklo possède déjà ses propres locaux ; la toute récente initiative de la mairie grenobloise, consistant à proposer un local de repos aux coursiers à vélo, ne les concerne pas directement. « Je trouve que c’est quand même une belle initiative », tempère Tiphaine Maillaud. « Chez nous, les coursiers peuvent venir se reposer, boire un café. Chez Uber ou Deliveroo, ils n’ont rien. » Et déclare qu’à terme, il serait intéressant que la mairie crée « un réel espace de cyclo-logistique ». Qui regrouperait les différentes structures, et leur offrirait « un lieu stratégique pour travailler dans un pôle, rendre la chose facile et visible .»

Nous avons interviewé à ce sujet Maxence Alloto, sixième adjoint à la mairie de Grenoble. Chargé des Commerces, de l’Économie locale et de la Vitalité de proximité, il s’occupe également du projet de local.

L’idée est née du retour « de quelques livreurs », mais également « des habitants, qui se plaignent ». Dans les rues piétonnes, « des gens qui devraient être à vélo et les traversent plutôt à scooter, en roulant vite, créent de l’insécurité ». De même, les regroupements dans des espaces publics, non couverts, créent à la fois de « mauvaises conditions de travail », et des « problématiques de nuisances ».

Dessins de Simon Derbier : son travail est à découvrir ici.

Cependant, les modalités et conditions d’accès au local n’ont « pas encore été définies », selon l’élu, et il n’y a pas encore de calendrier pour la réalisation du projet. La municipalité cherche actuellement un lieu qui conviendrait, en termes de taille, de localisation… Ce sera un « lieu d’accueil, d’hospitalité, pour des gens qui auraient besoin d’un temps de repos ». Et de souligner que « deux villes en France ont déjà planché là-dessus, Nancy et Paris ».

Seulement, pour l’instant, les retours des livreurs eux-mêmes sur ce sujet paraissent limités. « Il n’y a pas encore véritablement de syndicat ou d’autre mouvement qui pourrait faire remonter les informations », déclare Maxence Alloto. L’intérêt des coursiers eux-mêmes pour la création de ce local reste donc à démontrer. Selon lui, les réactions proviennent de « certains livreurs qu’on peut rencontrer ou voir, ou des commerçants qui utilisent ce type de livraison ».

Jérôme Pimot déclare quant à lui « ne pas être réellement pour cette option, qui n’est pas très utile ». Selon lui, « à Paris, il y aura un local porté par des élus communistes ». Cependant, « il y a une expérience qui a été faite à Nancy, les livreurs ne vont pas dans ces endroits-là ».

Pour l’ancien livreur devenu une référence dans l’univers de la livraison rapide, « aller se poser dans une salle, se déséquiper… ce sont des choses qu’on n’est pas amenés à faire ». Préférant attendre la course au pied du restaurant et être réactifs, les livreurs n’ont pas de temps à perdre avec le café. Le cofondateur du CLAP déclare qu’ils avaient demandé à « avoir un local » en 2018, « quand on n’était pas des masses de gens dans la rue ». Mais, selon lui, « maintenant, c’est trop tard pour ce genre d’initiative ». Qui serait, à son sens, « un message politique ». Il en conclut que « les livreurs ne veulent pas des abris, ils ont besoin de revalorisation, d’augmentation tarifaire ».

Les coursiers utilisent leur propre vélo, plus ou moins adapté aux longues courses quotidiennes.

Interrogé devant le Burger King, Moussa* déclare que pour lui, « c’est une bonne idée ». Et témoigne : « Comme maintenant, quand il n’y a pas de travail, on est obligés de rester sur le vélo… là, on pourrait au moins s’asseoir ! ». Cela fait longtemps qu’il travaille chez Deliveroo, et il ajoute que désormais « il y a des restaurants à qui ça ne plaît pas qu’on s’arrête devant chez eux ». Un témoignage supplémentaire de la difficulté grandissante du travail de coursier.

Selon Maxence Alloto, la ville souhaite que les grandes structures de livraison s’impliquent dans la création du local, mais également dans la revalorisation du statut de leurs coursiers. « On invite ces structures à très rapidement trouver des solutions pour nous accompagner dans ces démarches-là et trouver des conditions acceptables », déclare-t-il. Selon lui, les élus grenoblois mais également « dans toute la France » sont « sur la même longueur d’onde », et « se mobilisent ». Ils projettent éventuellement « d’écrire collectivement à ces structures pour la sécurisation, la propreté environnementale, mais aussi les rémunérations ».

Quid des scooters ?

La livraison motorisée est également une question clivante. Maxence Alloto, dans la ligne politique portée par la municipalité d’Éric Piolle, a indiqué demander aux plateformes qu’elles « veillent à ne pas avoir de gens en scooter ».

D’autant que la livraison motorisée est régie par la loi : elle nécessite une formation préalable, la « capacité de transport », que la plupart des coursiers ne possèdent pas. Cependant, l’étude précédemment citée a démontré que l’optimisation du temps de travail est rendue difficile par la gestion algorithmique, propre aux grandes plateformes (Sicklo, par exemple, emploie un dispatcheur humain). Ce qui force les livreurs à être connectés en permanence, accepter un maximum de courses, et réduire leur temps de transport. Le plus simple étant de prendre le scooter, voire la voiture pour des courses en conditions climatiques difficiles.

Les livraisons à scooter dans les rues piétonnes dérangent certains habitants.

À Grenoble, où, selon l’élu, « le public est sensible aux modes de transport doux », le bât blesse encore plus. Les structures comme Sicklo ou Vélocité, pour qui le deux-roues non motorisé est un credo, soutiennent cette position. « On veut livrer uniquement à vélo ; le scooter, ça n’a pas de sens sur un territoire comme Grenoble qui est assez pollué ! » Vélocité, qui existe depuis 2006, également fondé à Grenoble, transporte des plis et colis. « Chez nous, on a des CDIs et des mutuelles », déclare l’un de leurs coursiers, par opposition aux plateformes Internet. Pour cette entreprise traditionnelle, « le vélo représente une solution efficace et durable » car il est « bien plus adapté que les véhicules à moteur qui subissent les embouteillages quotidiens ».

Jérôme Pimot, qui travaille sur Paris, a une autre vision des choses : « Coopcycle sont très branchés livraison à vélo, mais il faudrait proposer des coopératives sur engins motorisés. Les livreurs en sont là. Certains doivent être motorisés, particulièrement quand ils couvrent une zone de chalandise très vaste, ou travaillent dans des conditions climatiques difficiles. »

« Je connais un peu Grenoble », ajoute-t-il. « Pour aller à Échirolles, ou plus loin dans l’agglo, il est quand même plus pratique d’utiliser des moyens motorisés. » Et si les livraisons s’étendaient à la Métro toute entière, il est aisé d’imaginer le développement de ces pratiques.

Les grandes plateformes conservent pour l’instant leur suprématie, du fait de leur propension à contourner la loi sur les véhicules motorisés, leurs tarifs bas et leur meilleure diffusion. Là où Sicklo communique par bouche-à-oreille et dépose des flyers, Deliveroo et UberEats ont une stratégie marketing agressive. La qualité des restaurants qu’ils desservent n’est pas la même : les plateformes ne choisissent pas leurs partenaires. Sicklo, à l’inverse, travaille, à l’origine, avec des restaurants « qu’ils connaissent », et qui souhaitent souvent passer par leurs services pour des raisons d’éthique de travail. Le développement national et international des coopératives de cyclo-logistique, ainsi que le fort soutien de la ville de Grenoble au vélo, pourrait lentement changer la donne dans l’agglomération grenobloise. Ce qui pose la question du devenir professionnel des récents coursiers, peu qualifiés et au fort turnover, qui pourraient avoir des difficultés à retrouver un emploi aussi peu regardant.

Reportage et photographies Laure Gicquel.
Dessins de presse Simon Derbier.

*Les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat.

J’ai raté un lien ?

L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée —Cairn.info
Qui sont les livreurs à vélo ? — Anti-k.org
Nous le savons — site de l’entreprise
Y-nove — Alpes Solidaires
GAIA Isère — site de l’association
Dispatcheur / Dispatcheuse — Cidj.com
Vélocité Services — site de l’entreprise

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Plaisir et exigence, gages de raccrochage scolaire au Clépt

Sujet élu le 2 mai avec 51% des votes | rejoindre les 111 abonné·e·s
Débriefing de l’article mercredi 9 juin à 18h, plus d’infos.

Au Clépt, la relation entre élèves et profs se veut plus équilibrée et moins verticale, ce qui passe notamment par le tutoiement.

Le Collège-lycée élitaire pour tous (Clépt) de Grenoble est un établissement public pionnier en France : créé en 2000, il accueille des élèves de 15 à 23 ans, “décrocheurs” depuis plus de six mois qui ont souhaité reprendre leur scolarité. Loin d’une fatalité, le parcours de ces jeunes témoigne de la nécessité d’un environnement à l’écoute pour pouvoir raccrocher.

Une porte bleue au pied de la galerie de l’Arlequin. Presque invisible sans le panneau à côté : “C.L.E.P.T.” en grosses lettres, “Collège Lycée Elitaire Pour Tous (annexe Lycée Mounier)” en plus petites en dessous et à gauche les logos de la ville de Grenoble, de l’ancienne région Rhône-Alpes et de l’Europe. Quelques marches plus tard, un vaste couloir où se succèdent rangements de livres et affichages remplis de coupures de presse. Le tout éclairé par de larges fenêtres donnant sur l’immense parc de la Villeneuve. Nous venons de franchir le seuil de cet établissement pionnier dans la lutte contre le “décrochage” scolaire.

Au 84 galerie de l’Arlequin, à deux pas du parc de la Villeneuve.

En France, l’abandon des études concerne près de 80 000 jeunes, soit 8,2 % des effectifs. En 2010, la réduction du décrochage scolaire était l’un des cinq objectifs de la stratégie “Europe 2020”. Avec moins de 10 %, la France fait aujourd’hui figure de bon élève de l’Union. Mais à la fin des années 1990, le “produit de l’érosion scolaire” était deux à trois fois plus important. À cette époque, deux professeurs, Marie-Cécile Bloch et Bernard Gerde, alertent déjà sur le phénomène au travers de leur association La Bouture. Ce militantisme aboutit en 2000 à la création du Clépt. Vingt ans après, l’établissement accueille toujours une centaine d’élèves de 15 à 23 ans qui reviennent vers l’école après avoir “décroché” depuis plus de 6 mois. Aucun dossier scolaire n’est exigé en amont de cette reprise, mais un entretien pour envisager les motivations.

“C’est au Clépt que j’ai compris que je faisais partie des “décrocheurs”. On en discute beaucoup ici. Mais avant, je n’avais jamais entendu ce mot”, confie Aurélia, 18 ans, arrivée en février. “Pour moi, ça a commencé en 6e. Après ça a été crescendo jusqu’en 3e.” Finalement, elle décroche vraiment en octobre 2019, quelques semaines après son entrée en première de bac pro commerce. “Je voulais reprendre une autre filière, mais la responsable du lycée m’a clairement dit que je n’avais pas les capacités pour aller jusqu’au bac.”

Sur le seuil de cet établissement pionnier en France, livres et coupures de presse sont mis en avant.

“Aller en cours en pleurant”

Déscolarisée pendant plus d’un an, elle s’inscrit à la mission locale de Saint-Égrève qui lui parle du Clépt : “J’étais dans l’optique de vouloir faire une rentrée rapidement. J’avais déjà perdu un an et ça m’avait agacé. Je me sentais motivée plus que tout, je voulais prouver que moi aussi je pouvais avoir mon bac général.”

Kayla, 17 ans, est également arrivée en février après une année de décrochage, avec une histoire similaire : “En 3e, on m’a forcée dans mon orientation. On m’a mis en bac pro ASSP parce qu’on me voyait bien là. Je voyais que ça me plaisait pas. Mais les profs étaient pas du tout à l’écoute. Franchement, j’étais déprimée dès le lever, j’allais en cours en pleurant.” Elle aussi décroche peu après la rentrée avant de découvrir le Clépt par le biais d’une mission locale. Elle y démarre un mois après : “Totalement un autre monde. Maintenant, le matin je me lève, je me dis : Trop bien ! Je vais aller au Clépt, je vais apprendre des choses.

“Ici, les professeurs nous accompagnent vraiment”, poursuit Kayla. “Même à distance [avec les conditions sanitaires], ils nous envoyaient des messages pour savoir comment on allait.” Aurélia souligne également ce lien : “Si on est absent, ils vont pas en faire des caisses, mais essayer de comprendre.”

“Pour retrouver la notion de plaisir dans l’apprentissage, recréer un climat de confiance est essentiel” — Anthony Lecapre, professeur d’histoire-géographie au Clépt depuis 8 ans.

“Échanger en tant qu’humains”

Aurélia et Kayla sont dans le premier cycle du Clépt, dédié au raccrochage scolaire. Les élèves y restent entre six mois et trois ans selon le besoin, avec pour objectif la consolidation d’un certain nombre d’acquis. Et un pré-requis indispensable : “Recréer un climat de confiance est essentiel”, souligne Anthony Lecapre, professeur d’histoire-géographie dans l’établissement depuis 8 ans. “Bien souvent ces jeunes ont une image dégradée d’eux-même. Il s’agira donc de leur faire retrouver la notion de plaisir dans l’apprentissage et leur montrer qu’ils peuvent s’accrocher, tout en restant exigeant sur le contenu.”

Pour cela, le fonctionnement de l’établissement est repensé et resserré uniquement autour de l’équipe enseignante : pas de personnel de vie scolaire ou administratif, les enseignants s’acquittent seuls de ces tâches pour éviter les effets de cloisonnement. Un système de tutorat permet d’accompagner individuellement les élèves. Tous les jours, un professeur est aussi assigné “au couloir” afin d’être disponible et à l’écoute, notamment pour qui arriverait en retard ou sortirait de cours pour une raison ou une autre. Enfin, une après-midi par semaine est dédiée aux échanges entre collègues. Cette implication a un coût horaire : tout professeur du Clépt, certifié comme agrégé, est tenu de faire 27 heures hebdomadaires contre 18 dans un établissement plus “classique”.

“Ce qui se passe autour influe sur la manière d’apprendre”, témoigne Lina, 19 ans, dans une autre classe du premier cycle. “Le tutoiement, ça peut sembler rien, mais ça veut dire qu’on est en train d’échanger en tant qu’humain. C’est le côté suivi et soutien moral qui manque dans une école classique.” Le contenu des cours est lui aussi repensé : “Dans les autres écoles, les matières sont ultra-cloisonnées. Au Clépt, elles sont associées de manières complémentaires, comme la philo et les lettres.”

Aristote et Lavoisier, sciences sociales et expérimentales, scolastique, philosophie et démarche scientifique… Bienvenue dans un cours d’épistémologie.

Un enseignement emblématique du Clépt est le cours d’épistémologie, mêlant notions scientifiques et philosophiques. “Il va servir de colonne vertébrale. Faire le lien entre les différentes disciplines et développer l’esprit critique”, détaille Anthony Lecapre. “Les notions abordées vont ensuite être des fils que je vais pouvoir tirer dans mes cours d’histoire, par exemple. Montrer que le savoir ne vient pas de nulle part. Par contre, cela nécessite de recentrer l’enseignement sur un noyau dur essentiel de connaissances.”

“Une parenthèse de bien-être”

Lina espère passer en deuxième cycle à la fin de l’année, en classe de première. “J’ai repris le plaisir de revenir en cours, mais il me reste du chemin à parcourir pour raccrocher : j’ai encore des absences, même si j’en ai beaucoup moins. Et si je ne suis pas là, je rattrape.” Le second cycle au Clépt se rapproche plus d’un lycée “classique” avec un baccalauréat général en fin de parcours. Lina se voit bien continuer en fac : “J’aimerais faire un doctorat en psychiatrie. J’avais toujours eu ça en ligne de mire, mais j’avais un peu perdu l’espoir d’y arriver. Le Clépt m’a aidé à me redonner confiance pour l’avenir.”

Au-delà des singularités des parcours, la capacité retrouvée pour aller de l’avant revient dans tous les témoignages d’élèves. Celui de Cyril, 28 ans (dont neuf depuis qu’il est sorti du Clépt avec son bac en poche), les rejoint : “Entre “Clépteux”, on est tous d’accord sur ce point : ça a été une parenthèse de bien-être. On pouvait souffrir, on avait ce droit-là. On était écoutés. Il y a des valeurs, des passions, une énergie qui finissent par se coller à toi.” En fac de langues, Cyril finit néanmoins par décrocher à nouveau : “Mon impression est qu’on ne raccroche jamais vraiment. Quand tu fais un pas à côté du système, tu vas regarder et faire des choix marginaux par rapport aux autres. Sur les 70 personnes que je connais du Clépt, il y en a peut-être deux qui ont ensuite fait un parcours tout droit.” Après la fac, Cyril va s’engager comme bénévole à La Bouture, qui œuvre toujours en complément du Clépt ; puis faire de l’animation auprès d’enfants avant de finalement s’épanouir dans un café-jeux-restaurant grenoblois. “Ce côté découverte de qui je suis, ça me vient aussi du Clépt.”

Dessin de Simon Derbier : son travail est à découvrir ici.

Malgré les bons résultats du Clépt et son taux de réussite de plus de 90 % au baccalauréat 2019, l’avenir de l’établissement reste fragile. Comme en témoigne la pétition initiée par des anciens élèves l’an dernier avant que la rectrice d’académie se montre rassurante. L’année précédente, l’association La Bouture avait aussi dû licencier trois salariés pour éviter la liquidation judiciaire après des baisses de subventions. Aujourd’hui, les craintes de Marie-Cécile Bloch, désormais retraitée mais toujours active au sein de La Bouture, sont plutôt liées à la prochaine rentrée de septembre : “Une énorme vague de décrochage nous attend. D’après notre enquête auprès des chefs d’établissements, les confinements ont provoqué chez près de 80 % des élèves angoisses et quête de sens, avec le sentiment que cela ne va jamais finir. Le pire étant pour ceux qui sont arrivés en seconde sans avoir vraiment pu terminer le collège.”

Reportage et photographies Florian Espalieu.
Dessin de presse Simon Derbier.

J’ai raté un lien ?

Le CLÉPT — site du lycée.
La lutte contre le décrochage scolaire en France et le FSE — fse.gouv.fr.
Conclusions du 17 juin 2010 — Conseil Européen.
La Bouture — site de l’association.
Bac pro ASSP — page Wikipédia.
K fée des jeux — site de l’entreprise.
Madame la Rectrice, merci! — Change.org
Décrochage scolaire : obligée de licencier ses salariés, La Bouture se met en veille jusqu’en janvier 2019 — Place Gre’Net

Un commentaire vaut de l’or” — Ludovic Chataing, mai 2021.

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Une petite pièce svp” — Patron de presse, mai 2021.

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