Centre de tri Athanor, comment ça marche ? L’interview de Lionel Coiffard

Le 2 juin dernier vous avez élu le sujet “Plongée dans le centre de tri Athanor“. Pour y répondre, L’avertY a réalisé l’interview en direct sur Twitch de Lionel Coiffard, vice-président métropolitain “chargé de la prévention, de la collecte et de la valorisation des déchets“. Disponible en intégralité sur ce replay Youtube ci-dessous, nous vous proposons également une retranscription des moments les plus intéressants.

La rediffusion intégrale

L’intégral dans les conditions du direct

Les moments à ne pas rater

  • Vous êtes né dans les années 60, quelle a été l’évolution de votre pratique personnelle sur le recyclage au fil des décennies ? à 5:44 (ci-dessous)

Je dis souvent que j’ai vu l’évolution. Je suis d’origine drômoise et ardéchoise et quand j’étais petit, 7-10 ans, les déchets c’est un fond de vallée dans lequel les camions viennent vider, se remplit jusqu’à la rivière et le garde champêtre vient foutre le feu une fois par semaine. C’est ça la gestion des années 70-80. Donc aujourd’hui, je ne peux que être content de là où on en est parce que c’était catastrophique.

En même temps c’était des déchets d’ordures ménagères, essentiellement des déchets alimentaires. Il n’y avait pas d’emballages plastiques, pas trop de produits chimiques (lessives, etc). C’était la pratique ancestrale, qu’on trouve dans d’autres pays.

Il y a eu des périodes différentes entre ces années là et aujourd’hui.

Après cette étape de décharge sauvage, c’était le garde champêtre qui le faisait, on est passé à un ramassage de poubelles. On a dit “on peut plus faire ça en fond de vallée” et on va aller tout mettre dans des grandes carrières, dans des zones de décharges légales, organisées. C’est plutôt les années 80-90. À un moment donné, on a dit “on ne peut pas, on va jamais arriver à trouver les lieux” parce qu’entretemps on augmentait les emballages, les volumes. Donc est née la philosophie des incinérateurs. Au départ, un peu bricolés, avec des incinérateurs extrêmement dangereux, qui ne filtraient pas les fumées. On a probablement distribué du cancer autour de tous ces incinérateurs pendant une vingtaine d’années. Il y a eu des dioxines autour de ces incinérateurs.

On avait une multitude de petits incinérateurs parce que c’était plus pratique d’incinérer à proximité. Quelques filtres, on essayait de dissimuler les odeurs. C’est dans ces années là, l’incinérateur de l’agglomération a été construit en 1972, mais déjà avec des règles de sécurité et de dépollution qui étaient draconiennes pour l’époque par rapport aux vallées adjacentes.

Draconiennes à l’époque, mais aujourd’hui ?

Si on compare, c’était une catastrophe. On a pollué l’agglomération, très vraisemblablement. Maintenant, on a fait évoluer l’incinérateur très très régulièrement. Les normes ont bougé et donc je pense qu’aujourd’hui l’incinérateur pollue moins qu’une seule cheminée domestique chez un particulier. Mais ça coûte énormément d’argent. C’est pas juste un petit filtre qui enlève des poussières.

Maquette du centre Athanor : incinérateur au fond, centre de tri devant, déchetterie entre les deux.
  • Une fois triées, les balles (blocs compacts) partent dans d’autres usines, de recyclage qui ne sont pas très proches : en Haute-Loire pour le plastique, dans les Vosges pour le papier, le métal dans les Pyrénées… à 23:56

Il y a aussi une partie du papier qui va en Espagne. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’une fois qu’on a fait les grosses balles, qui sont plus ou moins lourdes. Ces balles essayent d’être le plus normé possible. Si on a une balle de papier blanc, [on fera des] ramettes de photocopies. Le centre de tri va arriver à trier ça pour le séparer du papier journal qui est imprimé en couleurs. Il y a cinq ou six sortes de plastiques différents, il faut toujours séparer les choses. En fonction, c’est un process de recyclage.

Le plastique va être retransformé, va être lavé, retransformé en petites billes. Par exemple une bouteille d’eau transparente, c’est recyclage à l’infini. Par contre la bouteille de Perrier qui est peinte en vert pour des raisons obscures, quelqu’un a dit quelque part dans une agence de com que la bouteille de Perrier devait être verte, et ben ça n’est pas recyclable à l’infini. Dès que c’est colorisé, ça devient marron et après personne ne veut acheter des bouteilles marrons.

Donc à la limite si c’était marron, ça irait ?

Si tout le monde se disait que les bouteilles marrons sont fantastiques pour contenir de l’eau, ça poserait moins de problèmes. Dans la réalité, les bouteilles de type Perrier, colorisées, elles ne peuvent pas être transformées en bouteilles plastiques donc elles vont terminer en tuyaux PVC pour la plomberie. Ce sont des usines très différentes qui traitent tout ça. C’est pour ça qu’il n’y en a pas quinze en France. Sur certaines filières, il y a une seule usine qui fait ce genre de chose. Et je trouve que quand elle est en France, c’est déjà pas mal.

  • Question du chat par “ptit_mic” : Athanor alimente le réseau de chaleur, pouvez-vous en parler ? à 39:20

L’incinérateur, le notre à Grenoble, sert à chauffer 42 000 logements. C’est plutôt positif. C’est bien de faire ça. Y a des incinérateurs de déchets qui chauffent rien en France. Il y a 165 incinérateurs, il y a la moitié qui ne chauffe rien.

C’est à dire ?

Ils brûlent, ils brûlent et ils chauffent les oiseaux.

C’est pas raccordé à la Compagnie de chauffage.

Y a pas de Compagnie de chauffage, y a pas de réseau. Ils sont parfois à la campagne, donc y a pas de maisons à chauffer. Ils brûlent pour détruire. Le notre au moins brûle pour produire du chauffage et un peu d’électricité. Pour autant quand il brûle, il fait comme une cheminée, pour ceux qui ont cette habitude d’avoir une cheminée, il reste de la cendre. Et cette cendre c’est 20% de ce qui est brûlé. Quand on brûle 200 000 tonnes, en fait il reste 40 000 tonnes de cendres. Traduit en camions, c’est des cohortes de camions, de trains.

Cette cendre là c’est une poussière de cheminée, c’est la même chose que ce qu’on obtiendrait avec du bois, sauf qu’elle a été contaminée avec beaucoup de polluants, de plastiques, de produits dangereux, de produits de lessives, tout ce qu’on met dans nos poubelles.

Et qu’est-ce qu’elle devient cette cendre ?

Il faut la dépolluer. On est en train de parler de 30 000 à 40 000 tonnes par an de cette cendre. Ils ont inventé des jolis noms. On le fait maturer. Il y a des plateformes. On va le laisser rincer par la pluie, on récupère le jus de tout ça correctement. Le jus va être séché pour récupérer les produits dangereux. Une fois qu’elle a maturé cette cendre, elle va pouvoir servir en grande partie aux soubassements d’autoroute, de route, de parking. C’est un matériau pas cher, il est donné par les incinérateurs.

Mais moi en tant qu’élu écologiste, je vais ajouter sur le ton de la plaisanterie : et en plus, il ne faut plus faire d’autoroute. Il ne faut plus faire de route, il faut végétaliser les espaces, il ne faut pas goudronner les cours d’écoles, il ne faut pas goudronner les parkings. Donc on fabrique un produit dont il faut pas se servir.

Il n’y a pas d’autres usages actuellement…

C’est trop contaminé. Ce produit, cette cendre, on l’appelle le mâchefer. Dans l’histoire, le mâchefer c’est un sous-produit des mines de charbon. On savait faire avec ce sous-produit des maisons. Mais c’était un sous-produit neutre, inerte. Il n’avait pas de caractéristiques de pollution, comme ce qui peut sortir de l’incinérateur. Aujourd’hui, à part être sous une autoroute, à condition d’avoir été bien traité, dépollué, maturé, pendant quelques années avant, on ne sait rien en faire. Après on fait des tas et on cache les tas sous un volume de terre, on met quelques plantes dessus et on dit que c’est joli.

Y a un mieux à trouver alors ?

Y a un mieux à trouver et le mieux c’est de brûler moins. Comme ça, il y a aura moins de cendres. Les cheminées à ciel ouvert c’est une catastrophe, avec un vieil insert fermé ça va un peu mieux, mais avec un modèle de poêle 7 étoiles, il n’y a pratiquement plus de cendres. Donc là, avec la nouvelle installation, on va se faire un incinérateur 7 étoiles avec de moins en moins de cendres qui optimise la combustion.

Les photos et vidéos de la visite du centre tri Athanor

Le moment du live vers la fin, imagé et commenté.

Grenoble est-elle Nupes ? L’interview de Julien Ailloud

Suite au vote du 1er et 2 mai, vous avez élu le sujet à 59% “L’union de la gauche aux législatives, acceptée localement ?”.

L’avertY a choisi d’interviewer Julien Ailloud, 34 ans, chef de file La France Insoumise (LFI) de la 5ème circonscription, qui s’est désisté pour un candidat Europe Écologie Les Verts (EELV). Il est aussi co-animateur du groupe thématique égalité Femme-Homme de son parti. L’interview a été réalisée en direct sur Twitch le jeudi 2 juin.

Commençons par le début. Quelle est ton histoire personnelle qui t’a amené à t’engager en politique, particulièrement pour La France Insoumise ?

Il y a un point de départ que je prends assez souvent : les attentats de Charlie Hebdo en 2015. Ça a été un moment assez fondateur pour moi, c’est un moment où je me suis dit qu’il fallait que j’agisse politiquement. J’ai été très touché par cette attaque, comme des millions de Français bien évidemment. Mais le fait de perdre sa vie pour exprimer ses idées m’a beaucoup touché. Rétrospectivement ça peut être drôle quand on sait les attaques que Charlie Hebdo peut mener contre Mélenchon et La France Insoumise, mais bon passons, c’est une autre histoire. 

J’ai commencé à rentrer en contact avec des gens du PG (Parti de Gauche) à l’époque, de Jean-Luc Mélenchon, qui me semblait être l’organisation politique la plus proche de ce que je pensais et de ce que j’avais envie de faire partager, d’expliquer aux gens. Bref, de faire avancer les idées. J’avais déjà voté pour Mélenchon en 2012, donc c’était assez logique dans mon cheminement. Et puis j’ai échangé avec quelques personnes du PG. On était d’accord sur les constats, mais je n’ai pas senti une envie plus que ça d’être intégré et d’intégrer le mouvement politique localement. Le PG Grenoble principalement. 

Un peu de temps est passé et après ça, en 2017, Mélenchon a lancé sa campagne. En février 2016 pour 2017. Je l’ai suivi de très très près, je savais déjà très longtemps à l’avance que j’allais revoter Mélenchon en 2017. Et en février 2017, il y a eu sur le campus de Grenoble – parce que j’étais doctorant à la fac à ce moment-là – une soirée avec les représentants des candidats, les gros candidats, quatre ou cinq plus gros, qui faisaient un débat ensemble dans l’amphithéâtre du bâtiment Pierre Mendès France. Il y avait vraiment beaucoup de monde, 500 personnes à-peu-près.

Je crois que j’y étais, c’est moi qui animait ça. 

Ah bah c’est pas impossible rétrospectivement. Il y avait Amin Ben Ali qui était le représentant, si tu te souviens, de Jean-Luc Mélenchon dans ce débat. C’était un peu un déclic, j’ai envoyé un message sur la page Facebook des Jeunes insoumis. Même si je n’étais plus très très jeune, toujours suffisamment à mon avis pour y participer puisque j’ai été accepté dans le groupe. Je suis rentré dans le groupe en février 2017. J’ai milité pour la présidentielle pour Jean-Luc Mélenchon. Ensuite, il y a eu la grosse déception… mais que j’ai un peu surmonté en faisant les législatives sur la 3ème circonscription de l’Isère. On avait Raphaël Briot comme candidat. On est arrivé au deuxième tour face à Émilie Chalas, même si après on a perdu. 

L’année suivante 2017-2018, il y a eu la loi ORE de sélection à l’Université, avec la mise en place de Parcoursup. J’étais toujours dans le groupe des Jeunes insoumis. J’ai pris la co-animation du groupe en avril, je crois. Je me suis progressivement de plus en plus investi dans le militantisme local principalement. Et parallèlement à ça, nationalement avec le livret égalité femmes-hommes où j’ai été recruté, on va dire, par la co-animatrice de l’époque parce que je faisais une thèse sur l’égalité de genre en politique. Donc il y avait un lien direct avec cette thématique. 

Pour résumer, ce sont surtout les débats en 2017 autour de la présidentielle qui t’ont amené à plus t’engager. 

Clairement. C’est ce qui m’a mis le pied à l’étrier. Oui, oui. Après j’ai fait les européennes, j’ai fait les municipales à Tullins, les départementales, et les régionales, où j’étais candidat [NDLR : sur la liste de Cécile Cukierman].

Les municipales à Tullins, avec Amin Ben Ali.

Tout à fait. J’étais son directeur de campagne. C’est toujours un camarade très proche. 

Tu étais investi, comme on dit “chef de file” dans la 5ème circonscription de l’Isère pour La France Insoumise. Depuis quand c’était prévu comme ça ?

Je suis arrivé sur la 5ème circonscription depuis 2020. J’ai refait un groupe d’action, d’insoumis, pour militer pour la présidentielle, etc. Et on a eu une assemblée de circonscription en décembre 2021, pour choisir entre nous ce qu’on appelle les chefs de file. Un binôme paritaire. 

Ça fait bien 6 mois.

Localement j’étais investi par mes camarades qui étaient d’accord avec ma candidature au mois de décembre et le temps que le national valide tout, c’était au mois de janvier ou février.

Tout était déjà prévu, planifié. À ce moment-là, il n’y avait pas d’histoires de négociations nationales ?

Non, pas à ma connaissance. Il y avait des discussions, mais bien souvent c’était pour se renvoyer au calendrier d’après les présidentielles étant donné qu’on voyait que les présidentielles déterminent pour beaucoup le jeu des législatives.

Je te pose tout de suite cette question de Matteo dans le chat. Il te demande “Est-ce que ton diplôme de doctorat a été utile pour ta carrière politique pour quelles que raisons que ce soit ?” Tu disais qu’on était venu te chercher sur la thématique égalité femmes-hommes en rapport avec ta thèse…

Tout à fait. Je pense que ça m’a été utile vis-à-vis de plusieurs aspects. Déjà clairement, comme on vient de le souligner, j’ai fait une thèse qui portait sur la vision qu’ont les citoyens sur les femmes politiques. C’est un sujet évidemment primordial, a fortiori à gauche. Et il y avait besoin d’un certain nombre de connaissances pour faire avancer ce sujet de notre programme qui s’appelle L’avenir en commun. On travaillait beaucoup sur quelles propositions sont à mettre dans le programme. On a fait des communiqués de presse. On a organisé des soirées, pour justement que les femmes prennent aussi la parole. Parce que ça aussi c’est une question souvent délicate en politique où le milieu est très masculin. Parfois même, il faut mettre en place des mécanismes pour que les femmes puissent émerger en politique. C’est un peu notre rôle. 

À propos de mon diplôme. On ne va pas se mentir, chez les Jeunes insoumis à Grenoble, par exemple, il y avait beaucoup d’étudiants. On est dans une classe sociale particulière, privilégiée en tout cas en termes de diplôme. J’ai donné des cours à l’université aussi à côté. Et pour la prise de parole, il est clair qu’avoir un diplôme où tu as exercé en tant qu’enseignant, ça aide beaucoup en politique. C’est un art oratoire par défaut. Avec peut-être aussi le tribunal où la parole est très très importante, dans la manière de s’exprimer. 

Il y aussi l’aspect réseau parce qu’il y a l’Université, les syndicats étudiants, les syndicats d’enseignants, qui sont pour certains assez ancrés à gauche. Ça permet aussi de se faire des connaissances dans le milieu local universitaire. C’est ta situation d’étudiants qui t’amène à interagir avec des gens qui ont déjà beaucoup de connaissances politiques. Il y a des gens de Sciences Po évidemment, mais aussi d’autres cursus, qui ont un certain background politique.

On parle un peu de ton parcours, c’est bien de savoir qui parle. Ça donne plus d’informations après sur ce que tu proposes comme vision politique. 

Tu as été investi au sein de ton parti LFI fin décembre, validé début 2022 au niveau national. Puis a eu lieu la présidentielle. Et ensuite ces négociations au national de la Nupes, Nouvelle union populaire écologique et sociale, qui regroupe la plupart des partis de gauche. Il y a eu toute une semaine, presque deux semaines, de négociations. Comment as- tu vécu au niveau local, suivi tout ça, ce rassemblement de la gauche ? Comment tu l’as senti ? 

Comme tu disais, il y a eu des négociations. Pendant 13 jours en tout. Il y a eu très peu de choses qui ont filtré au niveau des militants dans cette période, y compris des militants qui étaient chefs de file. J’ai vu sur les réseaux sociaux les circonscriptions qui étaient mises dans la balance par EELV durant les négociations. C’est là que j’ai vu celle où j’avais été investi chef de file. C’est comme ça que j’ai vu que cette circonscription était demandée. Même si auparavant j’avais lu un article sur Le Dauphiné-Libéré qui expliquait que EELV avait déjà investi ses candidats et considérait que les circos 3 et 5 étaient celles les plus gagnables pour le parti. Un article d’Eve Moulinier. 

Ta circonscription était déjà en vue d’EELV. 

Tout à fait, déjà avant les négociations. Je vais faire un petit retour en arrière. Au lendemain de la présidentielle 2022, on a fait 22% quasiment avec Mélenchon. Il était évident qu’il fallait construire quelque chose de plus grand que nous. Et c’est faire insulte à personne de dire qu’on était au moins la force motrice – on va dire – de ce qu’allait être le futur rassemblement. Moi je suis absolument ravi que nationalement on soit arrivé à un tel accord. Parce que c’est ce qu’il fallait pour avoir une chance d’avoir la majorité à l’Assemblée nationale. C’est quand même notre but in fine. 

Tu avais vécu 2017, il n’y avait pas eu ce genre de chose. 

Tout à fait. Par exemple, sur la circonscription 3, il y avait un candidat du PS, un candidat PCF, un candidat EELV, plus un candidat Insoumis. Donc 4 candidats. 

Ce qui a créé notamment, combiné à un faible taux de participation, des éliminations assez franches. Notamment sur la circonscription n°2, il y avait Taha Bouhafs qui finit 3ème derrière le Front National, Alexis Jolly. 

Et David Queiros [NDLR : maire de Saint-Martin-d’Hères], qui était 4ème si je me souviens bien.

Il y avait une division évidente des forces de gauche. On va voir que cette fois il y a un rassemblement “quasiment” parfait. On va en parler juste après. Pour continuer sur cette union de la gauche, on a l’impression que tu le prends avec prudence, dans la façon dont tu le dis. Est-ce que c’était un moment joyeux ou enfin quelque chose de naturel. Il a fallu se dire, c’est pas moi le candidat, tu t’es projeté pendant 6 mois là-dessus et j’imagine que tu t’es préparé. Donc je repose un peu la question, mais le fait de devoir se désister, comment ça se passe dans ta tête ?

Tu as utilisé les bons termes. J’étais vraiment préparé depuis plusieurs mois. Je m’étais projeté. J’ai commencé à réfléchir. J’avais un directeur de campagne, c’était quasiment fait, un mandataire financier. C’est des trucs très concrets pour être candidat. Comment financer la campagne, des choses comme ça. Je m’étais déjà beaucoup penché là-dessus. 

Le soir du 1er mai où l’accord s’est fait avec EELV, j’ai reçu un appel à minuit et quart, du national de La france insoumise pour me dire “Voilà, je préfère t’appeler avant que tu l’apprennes sur les réseaux sociaux ou dans la presse, mais ta circonscription va être allouée à EELV. Donc tu ne sera pas candidats pour nous. Mais tu restes chef de file de LFI pour répondre aux sollicitations médiatiques dans ce cadre”. 

Je ne veux pas cacher qu’effectivement la déception était grande ! Pour moi à titre personnel. Comme dit auparavant, je m’étais préparé et mis dans la tête que je serai candidat. Après, il faut faire la part des choses. Cette déception personnelle, qui a prévalu pendant quelques jours, je l’ai dépassé. Il y a deux choses. L’aspect programmatique : sur le fond ça semblait très prometteur, ce qui avait été décidé dans l’accord. Après, les personnes. J’étais ravi que l’accord se fasse pour des raisons programmatiques et mettre dans la balance un programme ambitieux. Les personnes, ça ne serait pas moi, mais c’est important in fine qu’on arrive à appliquer le programme qu’on met en avant. Ça a été difficile, mais ça ne m’empêche pas de faire campagne pour Jérémie Iordanoff sur la circonscription 5. 

Jérémie Iordanoff, qui est Secrétaire national adjoint EELV. Est-ce que tu le connaissais avant cet accord ? 

Non pas du tout. J’avais juste vu quelques-uns de ces tweets. 

Comment ça s’est passé ? Vous vous êtes rencontrés ?

J’ai fait un communiqué, quelques jours après l’acceptation du programme commun par les partis, pour dire que je suis toujours le représentant de l’Union populaire sur la circo et que j’aimerais bien qu’on échange entre nous pour voir comment on s’organise pour la campagne. À ce moment-là, Jérémie m’a contacté, on s’est appelé. On s’est dit les choses, qui n’ont pas à être sur le débat public, mais aussi des choses de fond. Des sujets qu’on penserait important d’aborder. Une des premières choses qu’on a faite, c’était la rencontre entre Jérémie, le candidat de la Nupes de toute la circonscription, et les militants France insoumise – Union populaire qui ne le connaissait pas forcément. Qui devaient eux aussi se dire “Ben voilà, on avait un candidat pressenti auparavant. On change”. Il faut aussi refaire du lien avec ce nouveau candidat. Échanger, voir comment il est. Ça a été aussi un petit chamboulement pour tous les militants de la circo pour LFI. 

C’est ça qui est intéressant à voir avec toi sur cette interview, c’est concrètement sur le terrain, comment ça se passe : est-ce qu’il y a des mélanges de bénévoles ? Est-ce qu’il y a une organisation qui se complète ? Quelle répartition des tâches ? Est-ce que tu peux nous raconter la campagne ? 

On a commencé par une réunion où étaient invités tous les militants des partis de la Nupes de la circonscription. Jérémie s’est présenté, ainsi que sa suppléante [Marie Questiaux]. Puis on a fait des ateliers pour échanger sur les points programmatiques qu’on aimerait mettre en avant, la manière de communiquer qu’on voudrait utiliser. Et puis la question importante c’est celle de la gouvernance, comment on mène cette campagne avec plusieurs partis derrière un seul candidat. C’est quelque chose de nouveau, on apprend en marchant quoi ! On tâtonne un peu, on essaye des trucs. On a une boucle de coordination sur une messagerie où on a un représentant par parti, plus Jérémie, sa suppléante, et son directeur de campagne. Du coup quand on a des choses à se dire, on parle là-dessus. Quand on a besoin de caler des réunions importantes, on cale des réunions. 

On a des boucles qui sont plus larges avec tous les militants de circonscription, qui sont mélangés, que ce soit EELV, PCF, PS, France insoumise, Génération·s. Pour les actions très concrètes, j’ai déjà fait des tractages avec des gens d’EELV, par exemple. On se concerte pour s’organiser aussi. Le risque c’était de s’organiser en silos et que certaines zones soient faites plusieurs fois. Où qu’on se dise “tiens aujourd’hui on est arrivé en même temps que les camarades du PS”, alors qu’on ne s’était pas concerté avant. C’est un peu dommage d’être au même moment alors qu’on aurait pu faire d’autres zones. C’est aussi des questions, des problèmes comme ça qu’il fallait résoudre. 

Est-ce qu’il y a un petit vent de fraîcheur, est-ce qu’il y a des nouveaux militants qui sont apparus ou ce ne sont que les militant·e·s du circuit local habituel ? Et toi, est-ce que tu as découvert de nouveaux militant·e·s ?

J’ai découvert à la fois des nouveaux militants France insoumise – Union populaire, des gens qui ont été motivés par la création de la Nupes et du programme commun. Qui se sont dit Macron a été réélu mais ce n’est pas terminé. Mélenchon peut toujours être premier ministre. Il y a le troisième tour. Du coup j’ai envie de m’investir maintenant. On a des arrivées de militants au sein de notre plateforme qui s’appelle Action populaire. Ce qui est vraiment bien. Ça fait un deuxième vent de fraîcheur après les arrivées des nouveaux et nouvelles militantes de la présidentielle de 2022. 

J’ai rencontré depuis un gros mois plein de gens que je connaissais soit sur les réseaux, soit pas du tout, d’autres partis. Parce qu’on se mélange beaucoup plus qu’auparavant. C’est intéressant. Il faut que ça se fasse en bonne intelligence. C’est-à-dire qu’on a des divergences sur certains points. Ça a été un sujet de conversation assez long au moment où on s’est tous rassemblés entre militants. Il faut arriver à échanger de manière assez fine, pour ne pas se heurter les uns, les autres, sur des divergences qu’on peut avoir de fond. Et qui sont quand même fondamentales. Mais à titre personnel et à titre inter-individuel, c’est très enrichissant de rencontrer de nouvelles personnes.

Je voulais revenir sur une question : toi Julien tu habites où ?

J’habite à Pontcharra. 

Donc qui fait partie de la circonscription, le plus au Nord-Est. Il y a encore des communes à l’Est de Pontcharra ? 

Ouais. Je suis à la bordure avec la Savoie. 

La question qui est posée dans le chat, c’est Jérémie Iordanoff, lui il habite où ? Est-ce que c’est un parachuté ? Et la question est complétée par “n’est-ce pas une mauvaise stratégie compte tenu de l’attachement des électeurs au côté local des candidats” ?

De ce que je sais, Jérémie – encore une fois je ne le connaissais pas avant – a un attachement à la commune de Saint-Martin-d’Uriage. Je crois qu’il y a grandi, si je ne dis pas de bêtise, et qu’il a toujours un terrain ou un potager. Je ne sais plus exactement. Donc il a toujours un attachement là-bas. Il a beaucoup voyagé. Il a été à Montpellier, il a voyagé en Europe. Il a beaucoup bourlingué quoi. 

En Isère, j’ai regardé les potentiels dissidents pour la Nupes (Nouvelle union populaire écologique et sociale), regroupant le Parti socialiste, le Parti communiste, Europe écologie les verts, Génération·s et La france insoumise, leader du rassemblement. 

On sort un peu de la circonscription n°5. On a sur la deuxième circonscription la candidature de Jérôme Rubès, candidat communiste élu à Saint-Martin-d’Hères, dissident de son propre parti. Candidature qui n’est pas cautionnée par son maire David Queiros. C’est une candidature surprise. Tu l’as su quand et quelle est ton analyse de ça ?

Je l’ai su au moment du dépôt des candidatures. C’est un camarade de Domène qui m’en avait parlé. 

Tu le connais personnellement ?

Non, pas du tout. Pour moi c’est vraiment dommage qu’on arrive à avoir des candidatures dissidentes alors qu’on a fait beaucoup d’efforts, de négociations, de travail sur le programme. Je ne comprends pas l’intérêt d’une telle candidature alors qu’on est enfin arrivés à faire ce que tout le monde appelait de ses vœux depuis si longtemps : l’union de la gauche. En tout cas d’une très large partie de la gauche.

Dans le communiqué de presse “lettre ouverte de Jérôme Rubès et Diana Kdouh”, qui se sont lancés, un premier tacle est pour Macron, un deuxième tacle à l’extrême droite, et ensuite :

Extrait de la lettre ouverte diffusée par les candidats.

On dirait un communiqué de Lutte ouvrière, pardon. Le discours de Lutte ouvrière. Ils ont tout à fait le droit de penser ça. Mais je suis assez surpris d’une telle prise de position qui émane de quelqu’un du Parti communiste. Sachant que le Parti communiste est devenu réformiste depuis au moins 30 ans. Ça me laisse un petit peu sceptique comme argumentaires. 

Ça t’a fait un peu sourire, rigoler, quand même.

Forcément. C’est surtout le coup des bombardements en Libye. Pardon mais c’est vraiment utiliser la petite polémique, assez basse et assez vaine, qui émane bien souvent soit des macronistes, soit de l’extrême-droite pour tacler Mélenchon. Évidemment que Mélenchon ne soutient pas les bombardements de civils. Je ne sais pas dans quel monde on pourrait se dire que Mélenchon aime qu’on tue des gens gratuitement parce que ce sont des civils. Je ne sais pas encore s’il y a des gens qui sont dupes de ce genre de discours. Mais j’imagine que s’il se présente c’est qu’il imagine lui que c’est le cas. 

Cette dissidence là de Jérôme Rubès est très nette. À part ça, j’ai pu noter sur l’autre partie de l’échiquier politique de la Nupes, la candidature de Stéphane Gemmani dans la circonscription n°3, qui est apparenté socialiste. Il est élu socialiste aux régionales

Extrait du post Facebook de Stéphane Gemmani.

Ta réaction ?

Pareil, ça m’a un peu amusé. Il y a plusieurs choses à dire. Stéphane Gemmani a été candidat à toutes les candidatures, à peu près, depuis un bon moment maintenant. Il a essayé de faire des alliances parfois avec la droite, avec Matthieu Chamussy pour les municipales 2020. Ce n’est pas le plus intéressant sa personne, ce qui est plus intéressant c’est son positionnement politique. Il est sur le même créneau que les éléphants du PS qui ne veulent pas de la Nupes. Il considère qu’on est trop à gauche pour eux. C’est ça le nœud du problème. Et ils enrobent ça sous des termes comme quoi ce serait la gauche “républicaine”, toujours avec des guillemets. Car je ne sais pas en quoi, nous, nous ne serions pas républicains. Si quelqu’un arrive à me le démontrer, je suis preneur. Ils mettent ça en avant, comme s’il voulait montrer que par opposition, eux ce sont des républicains. Un peu de la même manière que la circonscription 2, je ne comprends pas le positionnement de ces gens qui sont bien souvent des apparatchiks de partis, de micro-partis qui vont probablement faire des micro-scores aux élections législatives.

En 2017, Michel Destot s’est présenté sur la circonscription n°3 une dernière fois. Il avait fait 10%. On est aussi avec cette tendance au niveau national où il y a quelques dissidences socialistes, qui ne sont pas d’accord avec le choix du parti d’Olivier Faure., J’imagine que Stéphane Gemmani s’intègre dans ces dissidences-là. C’est peut-être comme ça qu’on peut analyser son positionnement. Comme François Hollande qui va être critique sur cette alliance.

Je pense qu’il se dit qu’il y a un créneau à prendre. Mais voir que Destot fait 10% en 2017, que Hamon a fait 6% à la présidentielle. Là Hidalgo a fait 2% en 2022. Donc je ne pense pas que leur score soit faramineux aux législatives. Tout en répétant que nationalement le PS a signé l’accord pour faire partie de la Nupes. Donc ce sont des candidatures dissidentes de ce point de vue là. Ils visent objectivement à faire perdre la gauche. En tout cas, la majorité des partis de gauche qui pèsent dans le débat politique depuis des années. Je trouve ça vraiment dommage ces candidatures. On nous bassine depuis tant d’années avec l’union de la gauche et quand on arrive enfin à faire l’union, là y a toujours des dissidents qui arrivent à se pointer. Soit pour leur petite gloriole personnelle, soit pour faire valoir des idées qui ne sont plus de gauche depuis très longtemps. D’ailleurs sur la 5, on a Frédéric Vergez, qui est du MRC (Mouvement républicain et citoyen) et sur le même créneau. Ce sont des profils qui se répliquent. 

On va revenir sur ta circonscription n°5. 

Il y a donc 11 candidatures : Florence JAY pour Macron, Christine Tulipe pour Lutte Ouvrière, Nathalie Heller pour le Parti Animaliste, Jérôme Santana pour Le Pen, Jérémie Iordanoff le candidat Nupes, Quentin Feres pour Zemmour, Frédéric Rosset pour le Mouvement hommes animaux nature, Françoise Lecroq pour le Parti ouvrier démocratique indépendant, Frédéric Vergez pour Gauche républicaine, et des sans étiquette, Fabienne-Claire Leal et Anna Kolmakova. 

Malgré une fusion de plusieurs partis, on a pas mal de petits candidats. Qu’en penses-tu du nombre ?

Ça ne me choque pas plus que ça, c’est assez courant aux législatives étant donné qu’il n’y a pas la barrière des 500 signatures, comme à la présidentielle. À peu près n’importe qui qui arrive à trouver un suppléant, une suppléante peut se présenter. Tout en sachant que tu es remboursé de tes frais que si tu fais plus de 5%. Si tu n’engages pas beaucoup de frais, tu peux être candidat assez facilement aux législatives. Ça peut permettre de faire connaître des partis ou des causes localement, ça peut être une tribune. Donc je comprends qu’il puisse y avoir autant de candidats. On notera quand même qu’au niveau de la gauche ça s’est beaucoup resserré par rapport à 2017. Il y a beaucoup moins de candidatures, ce qui est normal avec la Nupes.

À noter sur cette circonscription qu’il n’y a pas de candidat LR. Catherine Kamowski, députée sortante LREM, n’a pas pu se présenter suite à un désistement de son suppléant dans les dernières 48h de dépôt de candidatures. Elle a fait un communiqué pour dire qu’elle arrêtait la politique à 64 ans, qu’elle se l’autorisait. On a donc un bloc libéral rassemblé autour de Florence Jay, a priori. Est-ce que d’après toi le président a quand même réussi à rassembler par la force des choses, notamment par rapport à ces pressions autour de Catherine Kamowski ?

Depuis 2017, Macron a donné tellement de gages à la droite qu’il a fini par en absorber une bonne partie. Fatalement, ça a amené Valérie Pécresse à faire moins de 5% à la présidentielle. Et à partir de ce moment-là, que tu dois lancer une législative derrière, c’est à la fois plus compliqué de trouver des candidats qui vont aller au casse-pipe, se prendre des tôles. Et surtout les candidats qui accepteraient de mettre de l’argent personnel sur le tapis sans être sûr d’être remboursé, si on considère qu’il y a une projection possible du score de Pécresse du national. Évidemment, ça dépend des circonscriptions. Mais sachant qu’elle a fait moins de 5% qui est le seuil pour être remboursé aux législatives, je pense qu’il y a des candidats qui se disent “c’est trop risqué d’y aller”. Le revers de ça, c’est qu’il y a des candidats qui disent je passe mon tour pour cette fois parce que je n’ai pas envie d’être associé à un probable échec des Républicains.

Sur le cas de Catherine Kamowski. J’ai une petite anecdote rapide. Je l’ai croisé une ou deux semaines avant le premier tour de la présidentielle. Elle faisait le marché à Pontcharra. Je lui avais demandé si elle allait se représenter, elle a dit qu’elle allait soumettre sa candidature au bureau national et que si sa candidature était retoquée au national, qu’elle partirait à la retraite. Emmanuel Macron veut mettre la retraite à 65 ans, elle a quand même de la chance de pouvoir partir tout de suite à la retraite. Passons. Elle a finalement essayé d’être candidate. Elle l’a dit à plusieurs reprises, sur ces propres deniers. De force plutôt que de grès, elle a pris sa retraite sans avoir essayé d’être candidate. Quand elle m’a dit qu’elle ne serait pas candidate, elle a essayé de forcer le chemin pour l’être. Bref, son cas appartient au passé. 

Je pense que la présidentielle a mis à jour les trois pôles qui sont principaux en France : la droite libérale représentée par En marche, Renaissance maintenant, l’extrême-droite, et puis y a nous la gauche progressiste. On est maintenant dans un système tripartite en France. C’est un chamboulement total par rapport à ce qu’on a connu en 2017, c’est sûr. 

Qu’est-ce que tu peux nous dire sur la géographie de la circonscription n°5 ?

La 5 a une forme vraiment particulière, je crois que c’est une des circonscriptions où il y a le plus d’habitants dans le département, malgré le fait qu’il y ait aussi Grenoble (sur la 1 et 3). C’est une circonscription très diversifiée. Il y a de tout. Des villes de l’agglomération grenobloise, donc un côté très urbain. Il y a un côté vraiment montagnard, côté Chartreuse et côté Belledonne. Puis, le côté péri-urbain, Pontcharra, etc. Et puis la Valdaine aussi. C’est vraiment diversifié comme circonscription. 

Un petit mot de la fin ?

Que dire de plus ? N’oubliez pas d’aller voter les 12 et 19 juin prochain. Moi j’irais voter, ça c’est sûr. Vous êtes libre de voter pour qui vous voulez, bien évidemment, mais c’est important qu’on fasse baisser le plus possible l’abstention. Je trouve ça toujours important. 

Interview réalisée en direct sur Twitch par Ludovic Chataing.

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Vivre la guerre à distance : l’interview d’Ekaterina.

Cette interview long format a été réalisée le vendredi 29 avril 2022 sur L’avertY suite au vote début mars des internautes où le sujet “Comment est vécu le conflit Ukraine-Russie depuis Grenoble ?” a récolté le plus de voix, à égalité avec l’article sur les femmes scientifiques (disponible ici). 

Pour commencer, est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ? Qui tu es, et ce que tu fais dans la vie.

Je m’appelle Ekaterina, je suis d’origine russe. Je suis venue en France en août 2019 pour faire mon Master. J’aimerais bien faire une thèse mais c’est compliqué de prévoir quelque chose. J’ai fait un Master en information-communication, puis j’ai décidé de changer de parcours. J’ai été acceptée en Master littérature et langues étrangères, ce que je fais pour le moment. En deuxième année. Je suis censée rendre mon mémoire à la fin de l’année, mais vu tout ce qui se passe, j’ai pris un arrêt maladie. Depuis fin février. Je serais peut-être obligée de prolonger le cursus l’année prochaine pour finir le Master.

En tant qu’étudiante, on peut donc être en arrêt maladie ?

En fait, je suis passée au service accueil handicap. Je suis considérée comme handicapée partiellement, au niveau moral ça ne se passe pas très bien. 

Est-ce que tu as déjà visité l’Ukraine ?

Oui, deux fois. J’ai visité la Crimée avant 2014 avec ma mère, plus pour se baigner. Et ensuite j’ai visité Kiev en décembre 2013, quand la révolution en Ukraine a été déclenchée. On ne savait pas. On y est allé comme touriste. J’ai vu Maïdan, j’ai vu les policiers, les personnes armées… Après ça, je me souviens début 2015 que le service de sécurité d’État russe est passé chez moi en Russie pour me poser la question : est-ce que vous avez visité Kiev ? Si j’ai bien compris, ils surveillent les personnes, les Russes, qui étaient présents à Kiev à ce moment-là.

Avant le conflit de cette année, comment as- tu vécu ces événements de 2013 à 2015 ? Est-ce que c’était bizarre ou normal ? Qu’en as-tu pensé ?

À ce moment-là, j’étais dans la ville où je suis née à Kirov. C’était super bizarre, et ça m’a fait peur parce qu’on ne sait jamais. En Russie, on ne sait jamais. Si la police vient chez toi, il faut se poser des questions. Après, je n’ai pas eu de problème, jamais. Avec l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass qui a commencé, bien sûr on avait un peu peur. Moi et ma famille. 

Le conflit Ukraine-Russie de cette année a débuté il y a déjà plus de deux mois, le 24 février 2022, suite à la décision du président russe Vladimir Poutine d’une offensive militaire contre l’Ukraine. Comment as-tu vécu cet événement ?

Très mal. Je me souviens très bien. Je me suis réveillée, j’allume mon téléphone, je vois 10 000 messages, 10 000 appels. J’ai appelé ma mère. Ma mère était en larmes. Elle m’a dit, “je ne sais pas ce qu’il va se passer pour nous. Je ne sais pas comment vivre”. Elle était en panique. La tension commençait à augmenter. Car après, j’ai appelé mon père, ma grand-mère, mes ami·e·s. Les trois premiers jours c’était l’enfer, vraiment l’enfer. C’était un choc. Personne ne s’y attendait. Même si les armées russes étaient proches, tout le monde pensait en Russie que c’était pour faire peur en Ukraine. Mais que ça puisse se transformer en guerre, non. C’était un choc. 

Est-ce que depuis tu suis l’avancée du conflit en détail jour après jour ? Après ce choc, comment as- tu réagi sur le plus long terme ?

Les premiers dix jours, j’ai vraiment suivi de près. Où est-ce qu’ils vont, où ils bombardent, où ils attaquent, où ils reculent. Après en avoir parlé avec mon psychologue, il m’a dit d’arrêter parce que ça détruit la personnalité. Maintenant, oui bien sûr je me renseigne, une ou deux fois par jour et ça suffit parce que sinon c’est trop compliqué pour le moral. En 2014, c’était mieux vécu parce qu’il n’avait pas déclaré la guerre, “l’opération militaire” comme il appelle ça. On avait quand même l’impression que c’était surréaliste, parce que l’Ukraine c’est notre peuple frère. On annexe la Crimée… personne ne comprenait. Après, bien sûr, on s’habitue à tout. Par rapport à aujourd’hui, on n’avait pas vraiment peur.  

Parmi la population russe, on a l’impression que les informations qui sont reçues ne sont pas les mêmes qu’en France. Toi qui es en France et qui est Russe, est-ce que tu as une analyse de ça ? Comment tes proches en Russie voient le conflit ? Et est-ce que tu notes un décalage ? 

Il faut dire qu’en Russie la propagande fonctionne très bien. Les gens y croient, les gens regardent beaucoup la télé. Donc la propagande se fait à travers la télé. Elle fonctionne depuis longtemps. C’est un effet cumulatif. Ils ont peur de voir la vérité et préfèrent regarder ce que dit la télé. Pour se protéger, peut-être. Par rapport à ma mère, à mes proches, ils sont contre tout ça. Ne sont pas d’accord avec ça. Mes parents ne regardent pas la télé. 

Ils s’informent comment ?

Tout en ligne. L’État a rendu ça super difficile. Il y a une liste en Russie, de médias “agents étrangers”, je ne sais pas comment traduire, qui sont financés par les acteurs étrangers. C’est un peu comme les ennemis du peuple dans l’Union soviétique. Les médias dans cette liste, les médias d’opposition, sont bloqués. Donc pour avoir l’accès, il faut un VPN. Je sais que ma mère utilise un VPN. Sinon pas mal de médias d’opposition ont été fermés, les journalistes ont été obligés de partir. En France, je sais qu’il y a des journalistes d’opposition qui sont venus.

Il y a aussi Instagram qui a été restreint d’accès en Russie le 11 mars.

Instagram et Facebook. Il faut avoir un VPN.

Tes amies continuent d’y aller avec un VPN ?

Oui.

Est-ce que tu as des nouvelles de tes ami·e·s en Russie ? Est-ce que tu connais des gens qui sont témoins de l’activité militaire ? Ou bien ça ne change rien à leur quotidien ? Il y aussi l’empêchement de manifester…

Tu ne peux pas, c’est super dangereux. Tu ne risques pas seulement d’être emprisonné, tu risques de devenir handicapé. Les policiers sont agressifs en Russie. Ma copine m’a raconté qu’elle connaît des femmes, dont leur fils font la guerre en Ukraine. Cela paraît super bizarre, mais il y a deux types de mères : des super inquiètes qui disent “je ne sais pas où il est”, et d’autres qui disent “ils se battent pour nous, contre les nazis. S’il meurt, il meurt pour la patrie”, donc ça va. C’est assez choquant. 

Pour toi, au quotidien, qu’est-ce que ça change qu’il y ait la guerre en Ukraine ? Tu as dis que tu étais en arrêt maladie…

Pour les études, j’ai dû arrêter parce que je ne peux plus me concentrer. Je ne peux plus travailler. J’ai vu un médecin. Ça m’oblige à prolonger mon cursus. Toutes les sanctions contre la Russie, c’est nous qui subissons, c’est pas le président Poutine. 

Lesquelles ?

Tout ce qui est financier. Depuis que Visa et MasterCard ont été arrêtés en Russie, je ne peux plus utiliser mes cartes russes. J’en ai quatre, et à chaque fois c’est refus. 

C’est arrivé quand ?

À partir du 11 mars, début mars. Ça a été bloqué direct.

Comment tu te débrouilles, du coup ?

J’ai une carte française. Heureusement, j’avais un peu de sous. Avant la guerre, je travaillais en ligne aussi pour “Le Média” russe. Je rédigeais les textes en ligne. Depuis le début, mon employeur m’a appelé pour me dire que c’était fini, “on ne peut plus te payer parce qu’on a perdu de l’argent”, à cause des sanctions. Ils ont gelé les transactions financières. Il a perdu au moins la moitié de son argent. Donc j’ai perdu mon travail. En Russie les cartes fonctionnent parce que c’est la banque centrale qui assure le fonctionnement des cartes Visa, MasterCard. Mais pour les Russes à l’étranger comme moi, rien ne fonctionne. 

C’est bizarre parce que les sanctions ont visé le pouvoir, le gouvernement, mais ils visent des gens déjà obligés de fuir la guerre à l’étranger, qui sont contre, qui protestent. 

Quelles sont les autres contraintes que tu as vécues ?

La russophobie. Des fois, j’hésite à parler russe, surtout quand je vois qu’il y a des Ukrainiens. Par exemple, je suis allé à la messe à l’église orthodoxe grecque, et en sortant de l’église il y avait des ukrainiens installés devant l’entrée. Ils ont vendu des roses en disant qu’ils vont donner cet argent là aux réfugiés. Ils avaient des drapeaux ukrainiens donc c’était assez évident. 

Avant ça, tu as parlé avec des Ukrainiens ?

Oui, j’ai un ami ukrainien, ici en France. Il est super gentil, je l’aime bien. Mais en mars, j’ai décidé de prendre un peu de recul parce que, oui, il était envahi par les émotions. Des fois, il est assez agressif par rapport aux Russes en général, ce qui me gêne. 

J’ai eu la situation de la russophobie de l’autre côté. Dans la résidence universitaire où j’habite, je connais un étudiant qui est Franco-Russe. Son père est Français. Sa mère est Russe. Il a deux passeports aussi. Lui, il m’a vraiment insulté parce que je suis contre la guerre et qu’il est pro Poutine. Il m’a insulté à mort.

Qu’est-ce que tu as pu faire suite à ça ?

J’ai signalé à l’université, à la cellule anti-discrimination et harcèlement. Mais je n’ai pas de retour. Parce que ça s’est passé dans les résidences Crous.

Tu le croises encore ?

Oui, je le croise mais on ne parle pas.

Est-ce que tu subis d’autres choses ?

Non, en général les Français sont super gentils avec moi. Au moins ceux que je connais. Ils me soutiennent. Quand tu passes dans la rue, ils ne peuvent pas savoir si je suis Russe ou pas. Je voulais même aider les réfugiés, parce qu’ils ne parlent pas Français. Comme je parle Russe, moi je pourrais les aider, mais j’en ai parlé avec mon psychologue et m’a dit que peut-être ce n’est pas la meilleure idée maintenant.

Est-ce que c’est possible de revoir ta famille prochainement ?

Pas vraiment. Ce qui est vraiment pénible, c’est que je ne suis pas retourné en Russie depuis 2019, avec le Covid, le premier confinement, le deuxième, etc. Maintenant c’est la guerre, l’espace aérien européen est fermé pour les Russes. Il faut passer soit par la Turquie, ou l’Azerbaïdjan. C’est super long, c’est super cher et c’est assez dangereux. Donc je n’ai pas vraiment d’idée de comment aller voir ma mère. 

Vous en avez parlé avec ta mère ? Est-ce que toi tu voudrais plutôt revenir en Russie dès que possible ou est-ce que tu envisages de rester là un peu plus longtemps après les études ? 

Je veux faire une thèse. Je voudrais bien que ma mère puisse venir en France, mais c’est aussi pas évident parce que l’ambassade française en Russie ne donne pas forcément de visa dans la situation actuelle.

Est-ce que tu as déjà participé aux élections en Russie ? Est-ce que Vladimir Poutine va se maintenir au pouvoir d’après toi ? Quelle est ta vision du chef d’État ?

Je peux dire que je n’ai jamais voté pour Vladimir Poutine. Jamais. Ni pour le parti qu’il représente, la Russie unie. Je pense que maintenant, lui, il est piégé. Il ne peut pas partir. Même s’il veut, je ne vois pas. S’il part, il n’est pas sécurisé. Je pense qu’il va essayer de rester jusqu’à la mort. Je ne vois aucune option, vraiment. 

Est-ce que jusqu’ici les résultats des élections ont été respectés ? Comment tu analyses qu’il puisse rester encore et encore ? Il a fait en sorte de changer la constitution pour pouvoir éventuellement se trouver un rôle à la suite de son mandat, censé se terminer en 2024. Est-ce que tu as un espoir que ça évolue ?

Non, je n’ai pas d’espoir, surtout dans le contexte actuel. Par rapport aux élections : oui, il y a des fraudes. Mais je pense que même sans les fraudes, il gagne. Encore une fois, la propagande marche très bien. Les gens regardent la télé, pensent que c’est le meilleur président, qu’il nous protège contre les nazis. Qu’il faut répéter le scénario de 1945, quand on a gagné contre les nazis. 

Le 9 mai c’est une fête nationale russe ? 

Oui c’est comme le 8 mai en France, nous c’est le 9 mai. C’est le jour de la victoire contre les nazis. 

D’après ce que j’ai lu, l’offensive russe dans le Donbass a pour but d’obtenir des images, des preuves que la mission est accomplie pour libérer le Donbass. Tu penses qu’elle va se passer comment cette fête cette année ? Qu’est-ce que tu peux nous dire sur cette fête ?

Il y a une grande parade militaire sur la place rouge où le président et tous les ministres sont présents. C’est vraiment comme le 14 juillet en France, je pense. Oui c’est la fête la plus patriotique. Poutine l’adore cette fête. On a des hélicoptères, des avions qui chassent les nuages pour qu’il ne pleuve pas. Pour qu’il fasse beau sur la place rouge, et ça coûte super cher ! Mais c’est vrai. Dans le contexte actuel, ce n’est pas possible de faire la fête. Pour moi non. Mais pour eux, oui, c’est montrer le patriotisme. On verra. Tous se demandent comment va se passer le 9 mai. On ne sait pas trop.

Est-ce que tu veux rajouter un petit mot de la fin ? Quelque chose qu’on n’aurait pas dit et que tu aurais envie de dire ?

Je voulais mentionner un truc. Ils ont choisi le symbole Z, comme le symbole de la guerre. Si j’ai bien compris, ce sont les symboles des chars de l’armée de terre. Les médias de la propagande choisissent ça comme symbole de la victoire contre le nazisme. Ma mère raconte qu’ils mettent ce Z partout : sur les bâtiments, les transports, même dans les magasins “Nous sommes avec nos militaires”. Ça énerve ma mère, très angoissée par ça. C’est grave quand même.

Interview réalisée par Ludovic Chataing.